Titre VII
N° 13 - novembre 2024
Les nouveaux objets en matière environnementale
L'idée d'objets nouveaux, en droit de l'environnement, est rarement étrangère à celle de sujets inédits, et la notion même de nouveauté exige de la prudence : parlera-t-on d'éléments nouveaux, longtemps « hors champ » pour différents motifs, ou de nouvelles perspectives permettant d'aborder autrement des thèmes plus anciens ? Entre matière, science et valeurs, le droit de l'environnement accueille avec plus ou moins de résistance des mutations techniques, procédurales et culturelles en cours, dont les effets sur les systèmes juridiques et sur la discipline sont rien moins qu'incertains.
À travers ses déclinaisons entremêlées, la question environnementale se trouve étirée et appropriée par un nombre croissant de champs disciplinaires, de l'ensemble des sciences dites « dures » aux diverses sciences humaines et sociales. À ce titre, la démarche scientifique et l'épistémologie imposant leurs règles, la recherche environnementale connaît peu de frontières et, creusant son sillon, permet de mettre au jour de nouveaux sujets. Sujets ou objets, d'ailleurs ? Car un « objet » de recherche est un « sujet », qui à son tour se fait objet d'une recherche qui, par la suite... Proposer une brève réflexion sur ce thème expose le juriste à des biais qu'il s'agit de conjurer dès l'entame. Si l'environnement n'est pas jeune, la matière juridique universitaire, elle, remonte surtout aux années soixante-dix, au moins pour ce qui est des grands principes et de l'architecture générale de la discipline. Depuis, celle-ci a vécu des transformations profondes dont certaines s'accélèrent aujourd'hui. Pourtant, analyser les « objets-sujets » du droit de l'environnement demeure complexe. D'abord, parce qu'il s'agirait de définir et de placer le curseur de ladite « nouveauté » (les questions actuelles sur une matière récente ne sauraient en effet remonter loin), opération hautement délicate selon le système juridique auquel on s'intéresse. Mais également parce que cette dernière s'applique tantôt à un élément, un champ de l'environnement en cours d'apparition, tantôt à une manière différente d'appréhender un objet plus ancien et familier. Outre la relativité frappant notre thème de réflexion, on note une imbrication croissante, progressivement systémique, des perspectives proposées par l'ensemble des disciplines scientifiques tous secteurs confondus. L'environnement, qui s'ouvre parfois à l'écologie, est en effet le terrain d'investigations et d'appropriations renforcées par des ordres de discours hétérogènes, souvent complémentaires bien que parfois contradictoires. C'est ce que révèle la multiplication de publications venues de la science politique et géopolitique(1), de la sociologie, de la philosophie, sans oublier, par exemple, ce qu'apportent au débat historiens(2) et géographes(3), anthropologues(4) et ethnologues(5). Au demeurant, même dans la discipline juridique, il n'est pas rare que la doctrine suggère le traitement d'un problème un certain temps avant que le droit lui-même finisse par s'en emparer(6).
Un propos nécessairement ramassé ne saurait ainsi faire autre chose que souligner certaines tendances, elles-mêmes souvent intriquées, du droit de l'environnement aujourd'hui. Il sera donc procédé à l'évocation d'une nouveauté, prise entre sujets neufs et manière innovante d'en aborder de plus anciens (A), puis seront pointés certains débats en cours, portant sur des objets environnementaux diversement situés à la lisière du politique (B).
A) La nouveauté, entre sujets inédits et appréhension innovante d'anciens objets
Ce qui vient assez naturellement à l'esprit, c'est que depuis que le droit de l'environnement s'est structuré autour d'un objet complexe (l'environnement) avec un objectif prioritaire apparemment précis (sa protection), certains éléments naguère invisibles sont entrés dans le cône de vision de la discipline. Les prises de conscience successives de la société civile, souvent aiguisées par les apports de la recherche scientifique, font éclore certains sujets, qui entrent alors progressivement dans la matrice du droit de l'environnement. Tout est évidemment entremêlé, les nouvelles activités humaines étant rendues possibles par des innovations technologiques elles-mêmes promues par des découvertes scientifiques. La contribution des sciences est ici cependant double : non seulement elles permettent de « faire monter », à la faveur de profondes interactions avec les champs politique et social, de nouveaux sujets qui ont parfois frémi informellement ailleurs, mais le recul des visions « en silos » justifie certaines conceptions transversales, globales, intégrées de la protection de l'environnement qui rejaillissent sur les systèmes juridiques eux-mêmes.
1. Sujets d'attention diversement nouveaux
On mettra de côté l'organisation interne de la discipline, en considérant que tout constat de nouveauté est relatif et dépend du contexte et du système juridique de référence. Il reste qu'entre ignorer scientifiquement et être éthiquement insensible, la palette de ce qui fait transiter le droit de l'environnement de l'absence totale d'une thématique jusque vers son traitement profond est large, ainsi que l'illustrent les thèmes à venir.
1.1 La relativité de toute nouveauté s'illustre bien à travers l'obsédante question climatique.
Si le chimiste suédois Svante Arrhenius avait, dès la fin du XIXe siècle, suggéré certains rapprochements entre la concentration de dioxyde de carbone dans l'atmosphère et la température moyenne de la Terre(7), il faudra attendre près d'un siècle pour que les institutions internationales (ONU et OMM en particulier) s'emparent de ce sujet(8) qui depuis, par plus ou moins rapide infusion, a certainement gagné en précision du traitement ce qu'il a perdu en nouveauté. Où l'on voit qu'en cette dernière matière, la tragédie du curseur à positionner joue à plein, ce que démontrerait également la progressive montée en gamme, intimement liée au climat et certes non linéaire, des politiques énergétiques et des énergies renouvelables. Le principe de précaution pourrait par ailleurs être compris à la lumière de cette prudence dont on se doit de faire preuve en présence de sujets de préoccupation inédits. Son déploiement, en particulier depuis les années quatre-vingt-dix, révèle à quel point les objets qui nous occupent peuvent être au cœur d'attentions variables, inégales, susceptibles de passer d'un écho lointain et incertain à une prise en charge plus ferme, structurée par le droit et les politiques publiques. Le cas de l'amiante serait tout aussi exemplaire, mais qu'on s'intéresse aux antennes-relais, aux organismes génétiquement modifiés ou aux nanotechnologies, le processus complexe conduisant à une intégration dans le droit révèle à quel point un sujet peut exister depuis un certain temps, en latence, tout en ne devenant un nouvel objet de focalisation politico-juridique qu'ultérieurement. La nouveauté d'une thématique repose ainsi sans surprise sur différents facteurs parmi lesquels la connaissance scientifique et la sensibilité sociale jouent au moins autant que la capacité d'accueil (ou de résistance) variable du système institutionnel.
1.2 Parmi les questions nouvelles, certaines peuvent être soulignées, sans grand souci d'un ordre qui serait difficile à établir.
Si le traitement des nuisances lumineuses est désormais l'objet d'une préoccupation active de la part des pouvoirs publics (en lien, notamment, avec les problématiques énergétiques, la protection de la biodiversité et la préservation du ciel et de l'environnement nocturnes(9)), entre en scène, pas vraiment au rythme où croissent exponentiellement les infrastructures et les flux, la question des technologies du numérique et des pollutions tout à fait matérielles que leur usage massif engendre. L'Union européenne ayant intensifié sa stratégie relative aux corrélations contrastées existant entre numérique et environnement(10), les lois françaises des 15 novembre et 23 décembre 2021 visent à réduire l'empreinte environnementale du numérique et à renforcer la régulation du secteur, soulignant l'importance d'une prise de conscience des impacts écologiques lato sensu du numérique. Mais les technologies contemporaines n'ont pas l'apanage d'une attention soutenue. Des éléments parfaitement identifiés furent en effet durablement tenus à l'écart de politiques d'ampleur et coordonnées. Ici encore, le progrès des connaissances scientifiques a certainement joué un rôle dans l'ambition frémissante d'un traitement d'ampleur de la question centrale et même vitale de la protection des sols, trop longtemps restée un « angle mort du droit »(11). La « saga » de la directive-cadre sur ce thème montre à quel point, au niveau de l'Union européenne, l'ambition d'atteindre un bon état écologique de tous les sols européens au plus tard en 2050(12) est au moins aussi optimiste que celle qui fut exprimée à travers la directive-cadre sur l'eau du 23 octobre 2000. Les éléments de l'environnement sont juridiquement cartographiés de longue date, mais certains d'entre eux, politiquement trop sensibles, comme l'est sans doute la question du sol, trop vastes et touchant simultanément à de si nombreux domaines, peinent à se frayer un chemin dans le labyrinthe du droit. Une lueur apparaît cependant dans la pénombre à propos des océans, avec la signature, le 20 septembre 2023 par 90 États, au siège des Nations Unies à New-York, du Traité international pour la protection de la haute mer et de la biodiversité marine, outil phare, en même temps que première étape historique et concrète, pour atteindre l'objectif « 30 pour 30 », qui vise à protéger au moins 30 % des océans de la planète d'ici à 2030 en les inscrivant dans différents types de zones protégées(13). Entre textes, jurisprudence, doctrine juridique et sciences, le curseur de la nouveauté sera évidemment placé différemment, et la destinée d'un sujet dont s'emparent les institutions juridiques n'est pour autant jamais assurée, car intégrer dans et par le droit un objectif de protection nécessite une approche systémique parfois hors de portée.
2. Appréhension renouvelée d'objets plus anciens
Le caractère innovant peut prendre la voie non seulement d'une découverte d'éléments ou de thèmes, mais d'une méthode ou d'une approche, peut-être même d'une sensibilité. La culture du risque et la conscience accrue des relations entre environnement et santé illustrent bien l'utilité désormais reconnue des démarches globales et transversales.
2.1. Culture du risque et santé environnementale.
Cette « culture du risque »(14), dont le principe de précaution pourrait être encore une déclinaison, s'exprime à travers un nombre toujours plus important d'institutions et de procédures tendant à la traduire, le seul code de l'environnement contenant plusieurs milliers de fois le mot « risque ». Environnemental, le mot se conjugue d'ailleurs de diverses manières, parmi lesquelles la gestion des risques naturels et technologiques occupe une place importante. Leur prise en charge étatique fut d'une certaine manière consubstantielle à la création du ministère de l'Environnement (1971), mais la caractéristique assez nouvelle du traitement de cette question est qu'elle est appréhendée de façon transversale et multi-scalaire, coordonnée, et qu'elle s'accompagne d'une logique de planification que concrétisent notamment les plans de prévention des risques naturels prévisibles et le plan de prévention des risques technologiques. Si la culture du risque irradie progressivement le droit de l'environnement, les interactions entre santés humaine et environnementale, révélées par des données scientifiques convergentes, sont en passe de devenir un sujet aussi central que sensible, ce que confirment des études récentes, qui insistent sur l'accélération et les limites de l'actuelle intégration de la santé environnementale par le droit(15). Il faut imaginer que pour ces dernières thématiques(16) comme pour bien d'autres, l'une des caractéristiques partiellement inédites est liée à la procéduralisation des systèmes de mesures, de surveillance, de contrôle, interactifs et continus, d'évaluations et de bilans qui, certes, sont familiers en droit de l'environnement mais se généralisent et s'approfondissent, à la faveur de la multiplication des données scientifiques et des innovations technologiques.
2.2 Intégration progressive des approches globales.
Ce qui précède n'est pas sans lien avec plusieurs réorientations convergentes et ambitieuses, à l'œuvre dans l'approche de la protection de l'environnement, bien que la chronologie rende ici encore délicate la qualification de « nouveauté ». Les porteurs de politiques publiques ont en effet mesuré l'échec auquel les exposaient les démarches sectorielles, « en silos », qui entravent si souvent la réalisation d'objectifs communs. La prise de conscience n'est certes pas récente(17), ce qu'illustre bien l'Union européenne, dont le droit, originaire(18) puis dérivé, fait sienne cette approche depuis longtemps. Qu'on songe ainsi à la directive dite « IPPC » de 1996, sur la prévention et la réduction intégrées de la pollution, ou à la directive-cadre pour la planification de l'espace maritime de 2014 (héritière partielle de protection intégrée des « zones côtières »). Et la directive dite « habitats », dès 1992, mettait déjà en avant la nécessité d'intégrer les espaces et les milieux dans le but de protéger les espèces. Mais la généralisation de l'intégration dans le cadre d'approches globales est un processus continu en cours d'accélération et qui a pour vertigineuses caractéristiques de devoir englober et coordonner des perspectives hétérogènes et parfois contradictoires : penser l'intégration à tous les niveaux de production normative, en particulier international, européen et nationaux, en visant à la cohérence du système juridique de l'Union européenne elle-même ; ce qui n'a rien d'évident quand on songe par exemple aux contraintes imposées par l'espace du marché intérieur et par l'inclusion de l'Union européenne dans le cercle des relations internationales foisonnantes.
S'intéresser aux nouveaux objets de notre discipline impose donc un pas de côté et de penser parallèlement objets nouveaux et nouvelles perspectives sur des objets plus anciens. Un dernier thème illustrera encore notre propos, celui des « Communs » ou des biens communs sortant de notre cadre d'analyse : l'économie circulaire, qui procède d'ailleurs elle-même d'une démarche intégratrice. L'Union européenne s'y intéresse fortement, ainsi que l'indiquent la Feuille de route pour une Europe efficace dans l'utilisation des ressources(19) et plus précisément encore le « Paquet économie circulaire »(20), dont la plus récente version(21) correspond, selon l'Institut national de l'économie circulaire, à un véritable « changement de paradigme »(22). On espère le retrouver en droit français, où ce nouveau modèle économique a timidement fait son apparition au titre d'une transition(23) qui pourrait bien, si l'on n'y prend garde, s'apparenter à un éternel horizon d'attente. Et cette manière assez nouvelle d'aborder les sujets rejaillit plus ou moins efficacement non seulement sur les principes constitutifs du droit de l'environnement, comme le principe d'intégration (dont elle pourrait être considérée comme une manifestation), celui d'action préventive et de correction par priorité à la source ou encore le principe pollueur-payeur, mais elle affecte également des sujets variés, comme celui de la gestion des déchets(24). Proposer l'abandon d'un modèle d'économie linéaire au profit d'une vision circulaire emporte en effet d'immenses conséquences, qui ont vocation à irradier, à travers des interventions environnementales elles-mêmes réorientées, l'ensemble des politiques publiques européennes et nationales au demeurant fortement imbriquées.
B) Débats innovants en cours à la lisière du politique
Moins techniquement et sans doute plus imperceptiblement, de nombreux inputs(25) traversent le droit de l'environnement aujourd'hui, qui conduisent à transformer la façon d'en envisager l'efficacité, les conditions du déploiement et jusqu'à la manière d'appréhender les sujets. Ce que nous apprenons dès la première année de droit se retrouve ici, sous des formulations subtiles : le droit de l'environnement est en effet interrogé, à plusieurs niveaux, sur trois plans répondant à des questions triviales : quoi (que décide-t-on ?), qui (qui décide en dernière analyse ?) et comment (selon quelle procédure les décisions sont-elles prises ?) ? On ne peut en effet envisager le droit de l'environnement en faisant abstraction d'une combinatoire de valeurs ou objectifs que l'on souhaite inscrire dans le droit, d'acteurs légitimes pour s'exprimer à ce sujet et de la manière plus ou moins sophistiquée dont sera adoptée la norme. Si certaines confluences identifiées de tous ces éléments peuvent sembler classiques, un bruit de fond à tonalités variables émerge dans l'enceinte du droit de l'environnement, susceptible d'alimenter maintes inflexions.
1. Formes institutionnelles de « prise en charge » de la question écologique
Parmi les problématiques en voie d'émergence, deux tendances retiendront particulièrement notre attention : la première est liée aux interrogations portant sur le positionnement des différents champs scientifiques dans l'appréhension des sujets environnementaux, tandis que la seconde, d'ailleurs connectée à la précédente, suggère notamment que soit revisité le fonctionnement actuel des institutions de la démocratie représentative.
1.1 Une relative mise en cause de la place des sciences dites « dures » dans l'élaboration des politiques environnementales n'enlève rien à leur contribution historique, aussi pertinente que majeure depuis l'amont des années 1970, au diagnostic d'ensemble, même si l'évolution actuelle laisse entrevoir comme un paradoxe.
D'un côté, à toutes les étapes de la production et de la mise en œuvre des normes environnementales, les scientifiques et experts jouent un rôle, l'établissement de données, de corrélations et de liens de causalité, indispensable, n'étant pas leur unique vertu. Et d'ailleurs, un lien peut être établi avec une propension au dialogue entre les sciences et les politiques publiques, une fois réalisées les analyses de la situation. Cette relation peut déboucher sur un « solutionnisme technologique » dont la critique, ancienne, est encore vive aujourd'hui(26). Ici pourraient trouver toute leur signification les craintes de confusion entre moyens et fins, et les oscillations d'un vocabulaire, hésitant par exemple entre transitions énergétique ou écologique. Et cependant montent en puissance actuellement, aux côtés de vertes critiques dont le climato-scepticisme serait l'étendard(27), des discours de scientifiques qui estiment n'être ni sérieusement lus, ni vraiment écoutés(28), quand leurs propos ne sont pas déformés. Parmi les grands enjeux qui se dessinent actuellement, un inventaire semble être en cours, relatif au rôle respectivement joué par les sciences dures et les sciences humaines et sociales dans la compréhension de la situation environnementale et dans l'aide apportée aux politiques publiques(29). S'il n'est pas étranger aux craintes régulièrement exprimées d'« épistocratie » (sorte de gouvernance par l'expertise), ainsi qu'à la multiplication des précautions déontologiques(30) et des préventions de conflits d'intérêts susceptibles de surgir entre des univers scientifiques et politiques souvent affleurants, les conséquences d'un tel bilan et les actions à engager sur sa base, essentielles, ne s(er)ont certainement neutres ni économiquement, ni socialement.
1.2. Les frictions entre modèles économiques pour « faire face » pèseront peu sans une interrogation sur les espaces-temps pertinents pour traiter efficacement les plus grands enjeux écologiques.
C'est dans ce nouveau cadre exigeant que se développent réflexions et expérimentations qui contribuent à ouvrir de nouveaux horizons. On errerait lourdement si l'on considérait que les démocraties représentatives, fort à la peine, seraient l'allié naturel d'une résolution simple des difficultés, car outre le fait que leur histoire est attachée à celle de la révolution thermo-industrielle dont on cherche aujourd'hui à combattre diverses conséquences, leurs procédures délibératives sont, fort heureusement, complexes et lourdes. Elles sont par ailleurs repliées sur des espaces nationaux et des temporalités courtes alors que les questions écologiques exigent un traitement simultanément urgent et sur le temps long, dans des espaces d'intervention qui font du territoire étatique un espace parfois trop vaste, souvent trop étroit. On comprend mieux, alors, qu'on puisse réinvestir le principe de subsidiarité et la décentralisation, fondamentaux en droit de l'environnement(31) lorsqu'on se souvient qu'on ne saurait traiter dans les mêmes conditions la contamination d'un sol, la pollution d'un fleuve et le dérèglement climatique. Devant les difficultés auxquelles fait face la puissance publique à toutes les strates de son intervention s'inventent de nouvelles formes participatives visant en partie à légitimer différemment l'action publique. Mais tandis que les référendums environnementaux locaux ou les « conventions citoyennes »(32) se fraient encore difficilement un chemin dans l'espace public, l'un des phénomènes les plus remarquables du temps est certainement la multiplication des contentieux environnementaux, notamment climatiques(33). Symptomatiques d'un sentiment rampant d'impuissance des pouvoirs publics « actifs » à traiter les problèmes de fond, ces contentieux semblent ériger les juges en ultime rempart institutionnel. Ils deviennent alors des laboratoires où fourmillent de nouvelles façons d'argumenter, de faire intervenir la société civile et de contraindre plus ou moins efficacement l'État à respecter ses engagements ou ses obligations. Sera-t-on surpris, alors, de voir se développer, à la marge des institutions, des mouvements protéiformes allant de l'expression d'une désapprobation jusqu'à la « désobéissance civile » sur maintes questions écologiques, que l'État comme les juridictions appréhendent non sans une certaine gêne désormais plus ou moins perceptible ?
2. Nouveaux horizons éthiques et convergence des interrogations
Le droit de l'environnement, visiblement rattrapé par certaines contradictions fondatrices, doit maintenant faire face à un feu croisé d'interrogations d'ordre économique et éthique qui, largement alimentées par la société civile et par des sciences trop longtemps considérées comme auxiliaires du droit, le bousculent, pour l'heure discrètement, en son cœur.
2.1. Ces nouvelles perspectives en croisent en effet d'autres. Elles mettent en et sous tension différentes manières d'aborder les problèmes environnementaux.
L'orientation qui domine encore aujourd'hui repose sur une conception qui espère pouvoir rendre compatible un modèle économique finalement peu amendé, sinon corrigé à partir de l'idée d'une croissance verte, avec une exigence toujours plus ambitieuse de protection de l'environnement à laquelle il ne serait pas renoncé. Parmi les textes illustrant cette approche, on peut citer la loi du 17 août 2015 sur la transition énergétique pour une croissance verte(34) ou celle du 23 octobre 2023 sur l'industrie verte(35). Un discours comme celui sur la planification écologique prononcé le 25 septembre 2023 par le Président de la République relève également d'une telle perspective. Au demeurant, une distance est régulièrement prise, dans la fabrique des lois, avec l'idée de décroissance, à laquelle on ne substitue le plus souvent qu'avec parcimonie celle de sobriété. En ce sens, si le terme était présent dans la loi précitée de 2015(36), le mot « sobriété » n'apparaît aujourd'hui encore pas une seule fois dans le code français de l'environnement. Il existe pourtant de nombreux ouvrages et articles mettant en avant la cohérence environnementale des politiques de sobriété(37). Une réorientation profonde de l'économie doit permettre d'engager une réflexion sur les phénomènes de simplification, notamment procédurale, en droit de l'environnement, et sur leur compatibilité avec la recherche d'un niveau élevé de protection de l'environnement cher à l'Union européenne dont le Green Deal incarne bien, parmi tant d'autres communications, toutes les ambiguïtés.
2.2. La plupart des sujets environnementaux techniques, du sol à l'atmosphère et en réalité tous, sont aujourd'hui traversés par des enjeux éthiques.
Le droit international de l'environnement n'est pas en reste lorsqu'il s'agit d'intégrer davantage aujourd'hui qu'hier la féconde parole des peuples autochtones, l'évidente et épineuse question de la satisfaction des besoins primaires ou la vulnérabilité de certaines populations beaucoup plus victimes qu'actrices dans les dégradations environnementales constatées. Les « droits humains », depuis longtemps déjà reliés aux défis environnementaux par la doctrine(38), deviennent une précieuse clé d'entrée pour faire converger les luttes, rendre visible ce qui naguère ne l'était pas encore ou déjà plus. Des interrogations et revendications multiples finissent par se fondre dans un creuset où convergent les enjeux et les luttes. L'équité, inter-, intra-, transgénérationnelle, revient en force, côtoyant de fécondes réflexions portant sur les minorités(39), et l'on se demande alors pourquoi, en prolongeant la réflexion, la solidarité écologique se fait à ce point discrète alors qu'elle est centrale(40). On pressent alors que la discipline ici au cœur de nos réflexions aura fort à faire, désormais, s'il lui faut avec toujours plus d'acrobaties concilier développement et sobriété, entreprise et droits humains, simplification procédurale et exigence environnementale, gens d'aujourd'hui avec peuples d'à côté et générations futures, vivant humain et non humain, industrie et santé, etc. Le droit (de l'environnement), cette si puissante école de l'imagination(41), a ainsi fort à faire s'il entend rester cohérent.
(1): J.-F. Morin, A. Orsini, Politique internationale de l'environnement, Presses de Sciences Po, 2015 ; A. Estève, Introduction à la théorie politique environnementale, Armand Colin, 2020 ; Géopolitique de l'environnement, Puf, 2024. Np. Par souci d'allègement des notes, les noms des collections ont été délibérément omis.
(2): Les travaux d'historiennes et historiens de l'environnement, comme Valérie Chansigaud, Geneviève Massard-Guilbaud, Jean-Baptiste Fressoz, François Jarrige, par exemple, remettent pertinemment certains sujets en perspective. Encore conviendrait-il de distinguer l'histoire de l'environnement de l'histoire du droit de l'environnement (v. M. Cornu, J. Fromageau, Genèse du droit de l'environnement, 2 volumes, L'Harmattan, 2001).
(3): É. Guilbert, La biogéographie. Une approche intégrative de l'évolution du vivant, Iste éditions, 2022.
(4): Ph. Descola, L'écologie des autres. L'anthropologie et la question de la nature, Quae, 2016.
(5): K. Zacharie Houndo, De l'ethno-écologie aux droits de la nature, Éditions universitaires européennes, 2012.
(6): On peut ainsi évoquer, par exemple, le rôle important joué par Michel Prieur dans la promotion du principe de non-régression.
(7): V. par ex. S. Arrhenius et alii, Sur les origines de l'effet de serre et du changement climatique, Paris, La ville brûle, 2010. L'opuscule : De l'influence de l'acide carbonique dans l'air sur la température au sol est publié en 1896.
(8): Le GIEC (IPCC) est en effet créé en 1988 par l'Organisation météorologique mondiale (OMM) et le Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE).
(9): V. les arrêtés du 27 décembre 2018, not. relatifs à la prévention, à la réduction et à la limitation des nuisances lumineuses.
(10): V. ainsi la Communication de l'Union du 19 février 2020, Façonner l'avenir numérique de l'Europe.
(11): C. Hermon, « La protection du sol en droit », Droit & ville, 2017/2, n° 84, p. 17.
(12): Le Parlement européen a en effet adopté, le 10 avril 2024, la proposition de directive sur la protection des sols que la Commission avait présentée le 5 juillet 2023.
(13): V. Secrétariat d'État chargé de la Mer et de la Biodiversité, https://www.mer.gouv.fr/traite-international-pour-la-protection-de-la-haute-mer-et-de-la-biodiversite-marine-bbnj#:~: text=90 %20États%2C%20parmi%20lesquels%20les,la%20survie%20de%20l%27Océan.
(14): P. Essig, « La culture du risque en France », BDEI, 2002, n° spécial, p. 4-6.
(15): S. Brimo, La santé environnementale. Une approche juridique, Dalloz, 2023 ; B. Parance, « Quelle appréhension des sujets de santé environnementale par le système juridique ? », Titre VII, n° 11-12, avril 2024, p. 86-104.
(16): Elles-mêmes à leur tour interconnectées à travers les notions de « sécurité » et de « sûreté ».
(17): Le principe 13 de la Déclaration de Stockholm insiste déjà sur une gestion rationnelle des ressources afin d'améliorer l'environnement grâce à « une conception intégrée et coordonnée » de la planification du développement.
(18): Pour une synthèse très claire de l'évolution progressive (en gros de l'Acte unique européen au Green Deal) du droit originaire concernant l'intégration des considérations environnementales, v. par ex. P. Thieffry, Traité de droit européen de l'environnement et du climat, Bruylant, 4e édition, 2020, not. p. 306-310.
(19): V. la Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions du 20 septembre 2011 (Com/2011/0571 final).
(20): Publié au Journal officiel de l'Union européenne le 14 juin 2018.
(21): Le 30 mars 2022, la Commission a accentué sa politique en faveur de l'économie circulaire au moyen du principe d'un « passeport durable » pour l'ensemble des produits dès leur conception (notamment dans les secteurs de la construction et des textiles).
(22): V. le site de l'INEC, https://institut-economie-circulaire.fr/paquet-economie-circulaire-de-la-commission-europeenne/ (consulté le 19 août 2024).
(23): V. la loi n° 2020-105 du 20 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire : la transition vers une économie circulaire est l'un des nouveaux objectifs du développement durable (article L. 110-1 III, 5 ° du code de l'environnement). On lira L. Fonbaustier, « Une transition juridique entre lenteur et marche forcée vers un nouveau modèle de société. À propos de la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire du 10 février 2020 », JCP édition générale, 13 juillet 2020, n° 28, aperçu rapide, p. 1296-1300.
(24): Nous renvoyons ici sans détails aux nombreuses évolutions du code de l'environnement en la matière depuis les années 1970.
(25): Au sens où l'entend David Easton (« Catégories pour l'analyse systémique de la politique », A Systems Analysis of Political Life, New York, John Wiley and Sons, Inc., 1965).
(26): Pour une excellente synthèse, voir F. Jarrige, Techno-critiques. Du refus des machines à la contestation des techno-sciences, La Découverte, 2014.
(27): Outre les nombreux discours et écrits climato-sceptiques, on peut lire, en manière de recension critique, D. Chavalarias et alii, « Les nouveaux fronts du 'dénialisme' et du climato-scepticisme : deux années d'échanges twitter passés au macroscope », CNRS, mars 2023, disponible sur : https://hal.science/hal-03986798v2/file/Etude_CNRS_Climatoscope.pdf (consulté le 31 août 2024).
(28): En ce sens, on peut par exemple lire la lettre ouverte signée le 27 octobre 2022 par plus de 1000 scientifiques dénonçant l'affirmation politique publique irréaliste d'une limitation du réchauffement climatique à 1,5 ° C.
(29): Un ouvrage comme celui de Kari de Prick, Giec. La voix du climat, Presses de Sciences Po, 2022, témoigne avec éloquence de cette appréhension des institutions dominées par les sciences dures par un regard critique tiré de la science politique et de la sociologie des organisations. Les travaux de Bruno Latour ou d'Isabelle Stengers rendront également au lecteur sensible à l'épistémologie bien des services.
(30): Voyez, pour une illustration parmi tant d'autres, la loi n° 2023-316 du 16 avril 2013, relative à l'indépendance de l'expertise en matière de santé et d'environnement et à la protection des lanceurs d'alerte (ainsi que d'assez nombreuses dispositions du code de l'environnement dans des domaines variés).
(31): N. de Sadeleer, « Particularités de la subsidiarité dans le domaine de l'environnement », Droit & société, 2012, n° 80, p. 73-90.
(32): Si la fameuse convention dite « climat » rendit en France ses cent quarante-neuf propositions touchant en réalité à de nombreux domaines le 21 juin 2020, le phénomène est en réalité plus large (V. Barbé, « Le rôle des assemblées citoyennes sur le climat : les exemples du Royaume-Uni et de l'Irlande », dans A. Dubuis, B. Lapérou-Scheneider (dir.), La société civile et la protection juridique de l'environnement et de la santé, Mare & Martin, 2023, p. 73-86).
(33): Outre une littérature foisonnante à ce sujet, on ne peut ignorer les effets que, par lente infusion, ces contentieux finissent par avoir sur la législation et sur la réglementation des États concernés (v. J.-B. Auby, L. Fonbaustier (dir.), « Dossier Climate change », French Yearbook of Public Law, n° 1, 2023).
(34): Loi n° 2015-992.
(35): Loi n° 2023-973.
(36): Voir L. Fonbaustier, « Une volonté politique énergique et croissante aux effets incertains. À propos de la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour une croissance verte », JCP G, 5 octobre 2015, n° 41, p. 1778-1783.
(37): Pour n'en citer qu'un, très stimulant : B. Villalba, Politiques de sobriété, Le Pommier, 2023.
(38): V. par ex. : A. Kiss, « Environnement, droit international, droits fondamentaux », Cahiers du Conseil constitutionnel, 2004, n° 15, p. 153-158.
(39): La pensée, très riche et à spectre très large, dite « écoféministe », est ici de la plus haute importance. V. C. Larrère, L'écoféminisme, La Découverte, 2023.
(40): Pour mémoire, le principe de solidarité écologique, pourtant central, n'a fait son apparition dans le code de l'environnement qu'à la faveur de la loi dite « biodiversité » du 8 août 2016 (art. L. 110-1 II, 6 °).
(41): En manière de « clin d'œil » à la réplique d'Hector à Busiris, dans La guerre de Troie n'aura pas lieu, de Jean Giraudoux (1935).
Citer cet article
Laurent FONBAUSTIER. « Les nouveaux objets en matière environnementale », Titre VII [en ligne], n° 13, L'environnement, novembre 2024. URL complète : https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/les-nouveaux-objets-en-matiere-environnementale
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