Titre VII
N° 13 - novembre 2024
Les armes procédurales du juge judiciaire en matière de droit de l'environnement
Le juge judiciaire est désormais considéré comme un acteur majeur de la lutte contre les atteintes environnementales. Son émergence récente, appuyée par plusieurs réformes sur le plan national et international, mériterait d'être renforcée. Les pistes d'amélioration proposées prendront nécessairement en compte la dimension systémique du droit de l'environnement.
Il a fallu attendre plusieurs scandales pour qu'émerge une organisation judiciaire efficiente en matière économique et financière et ce n'est qu'à la suite du retentissement médiatique résultant de la commission de plusieurs féminicides que le législateur de même que les autorités administratives et judiciaires se sont emparés de la lutte contre les violences familiales et ont hissé cette thématique au rang prioritaire des politiques d'action publique.
Il en est allé de même pour le droit de l'environnement qui doit son évolution à une succession de catastrophes, de crises (marées noires, catastrophes industrielles), de pandémies, mais également à la crainte de chacun pour son environnement immédiat (qualité de l'air et de l'eau, réchauffement climatique).
Si les comportements demeurent inégaux, s'agissant des mesures individuelles relatives à la protection et à la préservation de l'environnement, le Conseil constitutionnel a récemment rappelé qu'il appartient au législateur de veiller à la protection accordée par l'article 1er de la Charte de l'environnement du droit de vivre et d'évoluer dans un environnement sain, en prenant en considération les droits des générations futures(1). Cette reconnaissance effective depuis 2008(2) a contribué à asseoir la légitimité du juge judiciaire, porteur du triple espoir de prévenir, réparer et sanctionner les atteintes environnementales.
Longtemps resté l'apanage du juge administratif, le droit national a bénéficié de l'appui du droit international pour naître, croître et s'affirmer.
La conférence des Nations Unies sur l'environnement humain (CNUEH), qui s'est déroulée du 5 au 16 juin 1972 à Stockholm, a érigé la nécessité d'intégrer l'équité sociale et la prudence écologique dans les modèles de développement économique au rang des préoccupations majeures du droit international, en posant, au principe 8, l'axiome selon lequel : « le développement économique et social est indispensable si l'on veut assurer un environnement propice [...] et créer sur la Terre des conditions nécessaires à l'amélioration de la qualité de la vie »(3).
Il est admis, par ailleurs, que l'acte fondateur de la démocratie environnementale résulte de la Convention d'Aarhus sur l'accès à l'information, la participation du public au processus décisionnel et l'accès à la justice en matière d'environnement signée le 25 juin 1998 sous l'égide de la Commission économique des Nations Unies.
Comme l'a souligné le professeur Michel Prieur, il ne s'agit pas d'un traité international de plus mais d'une convention qui a le mérite « de poser le problème de la meilleure décision environnementale en termes juridiques sur le plan international et comparatif et de lancer ainsi un formidable défi aux États et aux organes régionaux et internationaux »(4).
Enfin, la directive relative à la protection de l'environnement par le droit pénal en date du 11 avril 2024, affiche la triple ambition de mieux sanctionner, mieux réparer, mieux prévenir(5).
Droit jeune fragile, technique, disséminé dans plusieurs codes et transnational par certains aspects, force est de constater que la réponse judiciaire résultant du droit de l'environnement peine à émerger et à amener une réponse rapide incontournable en la matière.
Pourtant les efforts de formation existent, la volonté des magistrats du parquet et du siège s'affirme, traduits notamment à travers la création d'une association de magistrats(6) dédiée à cette thématique et la mise en place d'une liste de discussion regroupant magistrats du parquet, du siège et assistants spécialisés.
Sur le plan national, le droit de l'environnement a connu un développement sans précédent ces dernières décennies, qui a permis l'émergence du rôle du juge judiciaire (A). Néanmoins la question de l'efficience, des armes dont il a été doté et des moyens de les perfectionner demeure au cœur des préoccupations des acteurs de l'environnement (B).
A) L'émergence du rôle du juge judiciaire
Les textes intervenus, notamment la loi du 24 décembre 2020 instituant au niveau régional les pôles régionaux de l'environnement ainsi que la loi climat résilience du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, ont permis de pallier certaines lacunes tout en permettant de révéler que l'organisation actuelle n'était pas encore à la hauteur des ambitions et des enjeux de ce droit émergent.
Il est extrêmement complexe de donner une définition ou une nomenclature des infractions en matière environnementale : dépôt de déchets (qui reste l'infraction majoritaire : 44 823 infractions en 2023), destruction d'espèces animales et végétales, pollution des rivières, chasse et pêche illégales : au total 2 000 infractions sont disséminées dans 15 codes différents.
La difficulté est la même en matière civile.
1. Les principaux outils : l'enquête, les constatations, la coordination
Le législateur s'est axé sur la constatation des infractions, primordiale pour la réponse judiciaire, en adjoignant aux magistrats des agents spécialisés.
Dès le 11 janvier 2012, une ordonnance a mis en place les inspecteurs de l'environnement, lesquels, depuis le décret du 17 mars 2023, sont devenus des officiers de police judiciaire à part entière(7).
Cette institution a été complétée depuis par l'Office français de la biodiversité (OFB) créé par la loi du 24 juillet 2019, dont les agents en leur qualité d'inspecteurs de l'environnement peuvent notamment procéder à des perquisitions, à la saisie d'objets ou de véhicules et pour certains d'entre eux à des enquêtes sous pseudonyme(8).
Ils sont en charge de la constatation de la plupart des infractions depuis le 1er janvier 2020, ils peuvent délivrer des convocations en justice devant les juridictions pénales et sont présents aux audiences(9).
Cette police de l'environnement, renforcée par l'action des polices municipales et la spécialisation des enquêteurs en gendarmerie, constitue un appui efficient pour démontrer la réalité du préjudice occasionné à l'environnement. Toutefois leur nombre est insuffisant au regard de la pluralité des missions qui leur sont confiées.
Suivant la nature du contentieux, les constats seront également effectués par d'autres services spécialisés tels que l'Office national des forêts, la direction départementale des territoires et de la mer, la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement.
S'agissant des trafics, les services de gendarmerie se sont spécialisés. Dans le cadre d'enquêtes complexes, les co-saisines de l'Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique (OCLAESP) avec des unités, services et administrations ont permis le démantèlement de réseaux importants grâce aux techniques spéciales d'enquête dont ils sont dotés. Il ressort de l'analyse de l'OIPC-INTERPOL(10) que les trafics environnementaux sont les quatrièmes au monde.
L'autorité fonctionnelle de l'OCLAESP, le Commandement pour l'environnement et la santé (CESAN) dirigé par le Général Sylvain Noyau, a permis le démantèlement de trafics particulièrement importants : un contrôle coordonné a notamment mis un terme à un trafic de déchets à destination de l'Asie du Sud-Est, avoisinant les 500 tonnes au mois d'avril 2024.
L'instruction gouvernementale du 16 septembre 2023 relative à la coordination en matière de politique de l'eau et de la nature et de la lutte contre les atteintes environnementales a précisé le détail de la mission respective des instances de coordination, ainsi que leur périmètre d'intervention, leur composition et leur fonctionnement(11).
Placée sous l'autorité du préfet, la mission interservices de l'eau et de la nature (MISEN) est une instance de planification permettant la mise en œuvre d'actions de contrôle (contrôle du respect de la ressource en eau, atteinte aux milieux naturels et à la biodiversité) tandis que le comité opérationnel de lutte contre la délinquance environnementale (COLDEN) est une structure opérationnelle à vocation judiciaire ayant pour but de coordonner et de traiter la délinquance environnementale parfois de façon transnationale(12).
2. Les modalités de la réponse judiciaire
Dans la grande majorité des cas, la remise en état est envisagée comme modalité de réponse pénale. Lorsque les faits sont reconnus, les mesures alternatives aux poursuites sont privilégiées, telles que l'avertissement pénal probatoire sous condition de régularisation et la composition pénale, qui peut prendre la forme d'un travail non rémunéré ou bien encore la transaction.
Parmi ces alternatives, la convention judiciaire d'intérêt public en matière environnementale constitue un outil intéressant(13). Elle permet au procureur de la République de proposer à une personne morale de conclure une convention judiciaire d'intérêt public environnementale, imposant plusieurs obligations et notamment le versement d'une amende, la réalisation de travaux de mise en conformité dans un délai donné, la réparation du préjudice écologique résultant de l'infraction.
Cette proposition ensuite validée par le président du tribunal correctionnel fait l'objet d'une publication. À ce jour, seulement quinze conventions judiciaires d'intérêt public ont été conclues. Pour autant, est-il opportun de limiter l'accès au juge dans le cadre d'une audience en cette matière ?
Derrière cette interrogation se trouve la crainte légitime de voir prononcer des amendes peu dissuasives(14), et une publicité inexistante ou insuffisante et, à tout le moins, largement inférieure à celle suscitée par l'audience publique, notamment en matière pénale(15).
La plupart des condamnations pénales dans le domaine de l'environnement intervient sous la forme d'ordonnances pénales ou de comparutions sur reconnaissance de culpabilité.
Les jugements correctionnels sont de plus en plus rares, de l'ordre de 2 % et en baisse constante depuis 2005.
La loi du 24 décembre 2020 a institué au niveau régional des pôles de l'environnement. Au nombre de trente-sept, ils sont saisis des affaires techniques, celles dans le cadre desquelles le préjudice subi est important ou celles qui s'étendent sur un vaste ressort géographique(16).
Sur le plan civil, l'article L 211-20 du code de l'organisation judiciaire définit leur compétence pour connaître des actions relatives au préjudice écologique fondées sur les articles 1246 à 1252 du code civil, des actions en responsabilité civile prévues par le code de l'environnement et des actions en responsabilité civile fondées sur les régimes spéciaux de responsabilité applicables en matière environnementale résultant de règlements européens, de conventions internationales et des lois.
Force est de constater qu'en l'état, le jugement des atteintes à l'environnement demeure fastidieux et insatisfaisant à plusieurs titres : les délais sont beaucoup plus élevés que pour les autres contentieux et les sanctions souvent insatisfaisantes, principalement sous forme d'amendes (71 % des délits environnementaux, 35 % pour les délits de droit commun).
Des critiques se sont également élevées lors de l'introduction de la notion d'écocide le 25 août 2021. L'article 231-2 du code de l'environnement le définit comme un délit intentionnel ayant entraîné des atteintes graves et durables à la santé, à la flore ou à la faune ou à la qualité de l'air, du sol ou de l'eau se prolongeant au moins pendant sept ans, ce qui rend le texte difficilement applicable, malgré une peine de 10 ans d'emprisonnement et/ou de 4,5 millions d'euros d'amende.
En France, aucune des poursuites lancées à ce jour de ce chef n'a abouti : rejets de polluants éternels à Lyon et Grenoble, pollution de l'air par les bateaux de croisière à Marseille, huîtres contaminés par des eaux usées à Arcachon.
Au final, la saisine des pôles régionaux de l'environnement reste résiduelle et la majorité des infractions d'atteintes à l'environnement sont jugées par des juridictions non spécialisées.
Le référé environnemental, prévu par l'article L 216-13 du code de l'environnement, permet de saisir le juge des libertés et de la détention afin que soient prises des mesures conservatoires destinées à faire cesser une pollution ou à en limiter les effets, sans que ces mesures ne soient subordonnées à la caractérisation d'une faute commise par la personne concernée et qui serait de nature à engager sa responsabilité pénale.
Cette voie pénale, particulièrement utile, est pourtant peu connue et peu utilisée, tout comme la voie civile qui permet une indemnisation conséquente.
Selon les cas, le contentieux civil environnemental relève de la compétence du tribunal de proximité, du tribunal judiciaire, du tribunal de commerce ou des juridictions sociales. Le juge de l'exécution a également une compétence importante pour les remises en état sous astreinte(17).
C'est une branche du droit qui se situe à cheval entre le droit de la responsabilité civile et le droit de l'environnement mis en relief par le renforcement fin 2019 et début 2020 de l'arsenal législatif en matière d'environnement.
La loi du 8 août 2016 a inséré dans le code civil les articles 1246 à 1252 qui permettent la réparation du préjudice écologique(18). Depuis lors, le juge judiciaire a pu statuer une vingtaine de fois sur ce problème juridique, ce qui est trop peu pour dégager une jurisprudence en la matière. Néanmoins son rôle a été crucial : après avoir assoupli les conditions de recevabilité des associations de protection de l'environnement, il a consacré la réparation du préjudice écologique et démultiplié le nombre de préjudices personnels réparables. Il a été appuyé en cela par le législateur qui est venu renforcer la réparation des préjudices individuels résultant d'une atteinte à l'environnement et qui a offert une place à la réparation des préjudices non individuels(19).
S'agissant des atteintes les plus graves, les juridictions interrégionales spécialisées, tout comme la juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (JUNALCO), sont appelées à intervenir pour les infractions commises dans le cadre de la criminalité organisée ayant une grande complexité et une dimension environnementale ainsi que parfois une étendue transnationale.
Les deux pôles de la santé publique de Paris et Marseille dédiés aux questions de santé publique et aux accidents collectifs demeurent compétents pour certaines infractions à l'environnement d'une ampleur exceptionnelle, telles que les pollutions à grande échelle liées à un produit règlementé ou les catastrophes industrielles ayant un impact sur l'environnement(20).
Enfin, les juridictions du littoral spécialisées (JULIS), créées par la loi n° 2001-380 du 3 mai 2001 afin de réprimer les rejets polluants des navires, ont vu leur compétence étendue par la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 aux infractions d'atteintes aux biens culturels maritimes pour lutter contre les affaires de pollution maritime.
Les juridictions qui tout à la fois sont spécialisées et bénéficient de l'appui d'enquêteurs spécialisés en capacité d'utiliser des techniques spéciales d'enquête ont montré leur efficacité : à titre d'exemple, le tribunal correctionnel de Lille a condamné le 30 janvier 2024 9 prévenus à des peines allant jusqu'à 9 ans d'emprisonnement dans le cadre d'une tentaculaire filière de trafics de déchets entre la Belgique et la France(21).
B) Les pistes de réflexion pour l'amélioration de l'efficacité de la réponse judiciaire
Alors qu'il est primordial de privilégier une réponse rapide, force est de constater que les délais sont plus longs que dans les autres matières et que l'audience demeure une voie processuelle résiduelle.
La dimension systémique du droit de l'environnement mériterait une articulation claire des sanctions administratives et judiciaires ainsi qu'une clarification de l'utilisation des voies procédurales.
Le rapport de l'Inspection générale de la justice établi en octobre 2019 insistait sur la nécessité impérieuse d'un « renforcement de la connaissance et de la coordination entre les services administratifs en charge de la police de l'environnement et les magistrats de l'ordre judiciaire et administratifs »(22). Ce même rapport pose comme préalable indispensable la mise en place d'outils informatiques de partage s'appuyant sur des nomenclatures communes.
Si la plupart des vingt-et-une recommandations formulées par l'Inspection générale de la justice a été mise en place, depuis lors, des pistes de réflexion se dessinent, certaines reprises par la directive européenne du 11 avril 2024, qui se déclinent autour de trois axes : la formation, la spécialisation, l'approche systémique.
1. La formation
Les besoins sont multiples : former les professionnels du droit (magistrats, avocats, assistants) et les enquêteurs à une matière scientifique, former les inspecteurs de l'environnement, les agents de l'Office français de la biodiversité, les experts en matière civile et pénale.
S'agissant des enquêteurs, si les gendarmes ont pu au travers de structures telles que l'OCLAESP et le CESAN s'investir dans cette thématique(23), il serait intéressant de voir se développer la même évolution chez les enquêteurs de la police nationale, un nombre de plus en plus important de faits étant constatés en zone urbaine.
Le groupe de travail présidé par François Molins préconise de mettre en place et de développer une formation à trois moments : lors de la formation initiale, lors de la formation continue et lors des changements de fonction des magistrats ; dans ce dernier cas, une formation obligatoire pourrait être envisagée(24).
L'École nationale de la magistrature, qui dispose depuis plusieurs années d'un pôle économique, social et environnemental, a mis en place depuis 2022 un cycle approfondi sur la justice environnementale, d'une durée totale de quinze jours sur une année civile, composé de plusieurs modules susceptibles de répondre à des besoins spécifiques (techniques d'enquête, réponse pénale, spécificités du procès environnemental sur le plan civil ou pénal).
Le magistrat a également la possibilité de faire appel à des experts, lesquels interviennent dans le cadre de la formation des auditeurs de justice et des magistrats au sein de l'École nationale de la magistrature.
Enfin, la direction des Affaires criminelles et des Grâces, par l'intermédiaire d'une foire aux questions, ainsi qu'une liste de discussion et d'échanges (JEF) apportent des réponses aux magistrats sur les sujets les plus divers. Il en a été ainsi, par exemple, à propos d'une interrogation récurrente des enquêteurs sur la licéité des pièges photographiques(25).
La possibilité de favoriser des immersions réciproques, même si certaines existent déjà, gagnerait à être intensifiée notamment avec les magistrats de l'ordre administratif.
De surcroît, plusieurs procureurs ont organisé des formations à destination des élus, notamment en matière d'urbanisme, d'autres ont mis en place un guide relatif aux pouvoirs des maires en matière de lutte contre le dépôt sauvage des déchets. Ces pratiques mériteraient d'être généralisées, les polices municipales qui dépendent de leur autorité étant investies dans ces missions.
Il s'agit d'un droit technique, qui demande un investissement important et des résultats qui ne seront jamais à la hauteur des efforts déployés, tout comme le droit économique et financier a pu à ses débuts décourager enquêteurs et magistrats. Un traitement efficient de ce contentieux passera forcément par une spécialisation.
2. Vers quelle spécialisation ?
Selon une étude du ministère de la Justice, le contentieux environnemental ne représente plus que 1 % de l'ensemble des infractions traitées entre 2015 et 2019 et sur 100 000 délits constatés, à peine 320 personnes sont condamnées à une peine d'emprisonnement ferme. Les condamnations ne dépassant pas en général sept mois, la peine d'emprisonnement est systématiquement aménagée et aucune peine d'emprisonnement n'est effectuée pour les infractions courantes. Les délais de jugement sont trop importants alors qu'une réponse rapide est indispensable pour préserver ou remettre en état l'environnement(26).
Les causes en sont multiples : technicité du droit, règles processuelles restrictives, place de la partie civile, sanctions insuffisamment dissuasives. Si de l'avis général, la spécialisation s'impose, reste à savoir sous quelle forme.
La première question qui se pose est celle du maintien des pôles régionaux de l'environnement sous leur forme actuelle, étant précisé qu'à moyen constant il est extrêmement difficile de déterminer la plus-value qu'ils constituent (certains pôles n'ont aucune saisine).
Se pose également la question du niveau qui a été choisi pour définir la compétence territoriale du pôle régional de l'environnement. Le choix du législateur se comprend parce que la politique de lutte contre les atteintes environnementales est intrinsèquement liée à la connaissance d'un territoire. Serait-il plus aisé d'améliorer leur compétence à un niveau interrégional, ou faut-il au contraire intensifier les moyens et les remontées d'informations des juridictions infra-pôles vers les juridictions pôles ?
La deuxième question est celle de la création d'un procureur et d'un parquet national, et dans l'affirmative de déterminer la forme qu'ils pourraient prendre : un parquet national pour l'environnement et la santé publique qui aurait pour vocation à traiter de la criminalité organisée environnementale ou adosser ce parquet national au projet de création du parquet national anticriminalité organisée ? La juxtaposition des juridictions spécialisées (PRE, JIRS, JUNALCO, JULIS), des services de constatations et d'enquêtes spécialisées justifie une telle création. Le droit comparé fournit un certain nombre d'exemples de structures nationales : le parquet national pour l'environnement espagnol(27) ou l'Agence nationale pour l'environnement au Royaume-Uni(28).
En matière civile, si la démonstration du lien de causalité demeure complexe, l'indemnisation et la réparation peuvent être beaucoup plus importantes par la voie civile, encore trop méconnue et très peu utilisée.
La Cour d'appel de Paris a rendu le 18 juin 2024 ses trois premières décisions très attendues concernant l'application de la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance. Alors que les ordonnances du tribunal judiciaire rendues en 2023 avaient opéré une interprétation restrictive de la loi et ce faisant, avaient restreint l'accès au juge, les premières décisions de la nouvelle chambre 5-12 de la Cour en charge des « contentieux émergents » étaient très attendues. Elle a posé un cadre clair pour les entreprises, les requérants et les magistrats, permettant à chacun d'apprécier les conditions de l'action en injonction exercée sur le fondement de l'article L. 225-102-4 du code de commerce(29).
3. La dimension systémique du droit de l'environnement
La doctrine a considéré de façon unanime que la directive 2014/1203 du 11 avril 2024 relative à la protection de l'environnement par le droit pénal constitue un jalon important dans l'évolution du droit de l'environnement à plusieurs titres.
En premier lieu, sa triple ambition affichée et assumée de « mieux punir, mieux réparer, mieux prévenir » correspond aux principes mêmes du droit de l'environnement.
Ensuite, elle intègre la dimension systémique du droit de l'environnement.
Contrairement à la directive du 19 novembre 2008 qui semblait ériger le droit pénal comme le seul mécanisme de sanction approprié, la directive du 11 avril 2024, dans son troisième considérant, énonce clairement que les sanctions pénales « reflètent une désapprobation de la société qualitativement différente de celle manifestée par le biais des sanctions administratives ou d'une indemnisation civile ».
S'il n'est pas contestable que cette directive dédiée au droit pénal a pour but premier de renforcer l'effectivité de ce dernier, ce considérant permettra aux États membres, lors de la ratification, de donner toute sa place à la saisine du juge civil.
Elle introduit la qualification de crime pour les atteintes irrémédiables, ainsi que plusieurs aggravations des sanctions lorsque l'infraction est intentionnelle et susceptible d'occasionner la mort des personnes. Elle crée également de nouvelles infractions en lien avec la protection des ressources qualifiées de « mise en danger de l'environnement »(30).
La transposition en droit interne de cette directive européenne 2024/1203, qui doit intervenir dans le délai de deux ans, pourrait être l'occasion pour la France de procéder à une nouvelle codification du droit pénal de l'environnement et, à tout le moins, une meilleure accessibilité et lisibilité des textes.
En outre, il semble nécessaire de repenser l'articulation des procédures pénales, civiles et administratives et de parvenir à une véritable coordination des voies procédurales.
Le groupe de travail présidé par François Molins préconise « la création d'une autorité administrative indépendante, dont les missions seraient inspirées de l'agence française anti-corruption, pour assurer notamment le suivi des sanctions et les demandes de mise en conformité ordonnées dans le cadre d'une CJIPE ». Cette solution aurait l'avantage de résoudre la problématique de la fragmentation du droit de l'environnement entre le droit administratif et judiciaire(31).
En conclusion, les armes du juge judiciaire existent, la volonté de s'en emparer également. Le grand défi de cette décennie sera celui de les rendre efficientes, adaptées à l'urgence écologique et d'être ainsi à la hauteur de la citation d'Antoine de Saint Exupéry : « nous n'héritons pas de la terre de nos ancêtres, nous l'empruntons à nos enfants ».
(1): Cons. const., déc. n° 2023-1066 QPC du 27 oct. 2023.
(2): Cons. const., déc. n° 2008-564 DC du 19 juin 2008.
(3): La Déclaration de Stockholm sur l'environnement constitue l'acte fondateur du droit international de l'environnement.
(4): M. Prieur, « La Convention d'Aarhus, instrument universel de la démocratie environnementale », Rev. jur. env. 1999, n° spécial.
(5): Dir. (UE) 2024/1203 du 11 avr. 2024 du Parlement européen et du Conseil relative à la protection de l'environnement par le droit pénal.
(6): J.-P. Rivaud, « Présentation de l'Association française des magistrats pour la justice environnementale (AFMJE) », AJ pénal 2024, p. 259.
(7): Décr. n° 2023-187 du 17 mars 2023, portant adaptation du code de procédure pénale à la création des officiers judiciaires de l'environnement.
(8): Article L172-4 et suivants du code de l'environnement.
(9): Article 533 du code de procédure pénale pour le tribunal de police et article 390-1 du code de procédure pénale pour le tribunal correctionnel.
(10): Atlas mondial des flux illicites, Interpol, Rhipto et Global Initiative Against Transnational Organized Crime, 2018.
(11): Instruction du 16 septembre 2023 relative à la coordination en matière de politique de l'eau et de la nature et de lutte contre les atteintes environnementales (NOR : TREL2316338J).
(12): Par exemple, le tribunal judiciaire de Bayonne avec l'Espagne.
(13): La loi n° 2020-1672 du 24 décembre 2020 relative au Parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée, insère l'article 41-1-3 au sein du code de procédure pénale créant une CJIP.
(14): L'article 41-1-3 du code de procédure pénale précise que le montant de l'amende prononcé ne doit pas excéder 30 % du chiffre d'affaires annuel moyen de la personne morale.
(15): F. Molins (ss dir.), Le traitement pénal du contentieux de l'environnement, Rapport du groupe de travail relatif au droit pénal de l'environnement, Cour de cassation, 2022.
(16): Article 706-2-3 du code de procédure pénale.
(17): J.-P. Rivaud, « Réquisitions en faveur d'une justice environnementale », AJ pénal 2017, p. 520.
(18): Loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages.
(19): M. Hautereau-Boutonnet, « Les procès climat contre Total Energies : du civil au pénal ? », le 11 juillet 2024. 10ème Conférence du Cycle de séminaires.
(20): L'article 706-2 du code de procédure pénale, dans ses rédactions successives issues des lois du 18 novembre 2016 et du 9 mars 2024, a étendu leur compétence.
(21): Trib. corr. Lille, 30 janvier 2024.
(22): Cf. le rapport « Une justice pour l'environnement », Mission d'évaluation des relations entre justice et environnement, CGEDD et Inspection générale de la Justice, oct. 2019, p. 7.
(23): Le 20 août 2022, le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, a annoncé le lancement d'une « gendarmerie verte » visant à former 3 000 gendarmes aux atteintes à l'écologie.
(24): F. Molins (ss dir.), Le traitement pénal du contentieux de l'environnement, op. cit.
(25): Cf. en ce sens la FAQ n° 1539.
(26): V. « Le traitement du contentieux de l'environnement par la justice pénale entre 2015 et 2019 », Infostat Justice n° 182, avril 2021, par M. Bouhoute et M. Diakhaté, statisticiennes à la SDSE.
(27): Le parquet national pour l'environnement espagnol est dédié à l'environnement et l'urbanisme et animé par un procureur général basé à Madrid avec un réseau de 150 procureurs.
(28): L'agence nationale pour l'environnement au Royaume-Uni, dite « UK Environment Agency », pilote la criminalité en matière environnementale.
(29): Paris, 18 juin 2024, pôle 5 - ch. 12, TotalEnergies, n ° 23/14348 ; EDF, n° 21/22319 ; Suez (Vigie Groupe), n° 23/10583.
(30): A. Mignon Colombet, L. Elbaz, « Justice pénale environnementale : qui sème le vent récolte la tempête ? », AJ pénal 2024, p. 240.
(31): F. Molins (ss dir.), Le traitement pénal du contentieux de l'environnement, op. cit.
Citer cet article
Florence GALTIER. « Les armes procédurales du juge judiciaire en matière de droit de l'environnement », Titre VII [en ligne], n° 13, L'environnement, novembre 2024. URL complète : https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/les-armes-procedurales-du-juge-judiciaire-en-matiere-de-droit-de-l-environnement
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