Le contrôle des professionnels de santé

Titre VII

N° 11 - octobre 2023

Résumé

Le contrôle des professionnels de santé, extrêmement protéiforme, ne cesse de s’étendre et s’approfondir. La nécessité de ce contrôle, qui poursuit des objectifs d’intérêt général de premier ordre, est indéniable. Son déploiement pourrait-il, à terme, réduire quasiment à néant la liberté d’exercice de ces professionnels ? Au regard notamment des normes constitutionnelles, les limites d’un tel contrôle semblent peu effectives et surtout indirectes.

  1. En dépit d'une technologie de plus en plus présente et puissante, le système de santé continue à reposer, au premier chef, sur des professionnels qui, en dépit de l'extrême diversité de leurs compétences et statuts, ont en partage, en droit français, la multiplicité et l'intensité des contrôles dont ils font l'objet. À tel point qu'ils comptent certainement parmi les professions les plus contrôlées, au moins depuis l'avènement de l'assurance maladie. À soi seule, cette caractéristique justifie de s'interroger quelques instants sur le contrôle des professionnels de santé, au regard notamment des exigences constitutionnelles.

À cette fin, la notion de professionnels de santé sera comprise dans un sens large, incluant non seulement l'ensemble des professions répertoriées par le code de la santé publique(1), mais aussi le cas échéant celles qui n'y figurent pas - ou pas encore - pour des raisons diverses (moindre ancienneté, faible structuration, problèmes d'identification...), bien que leurs membres interviennent incontestablement dans le domaine de la santé eux aussi(2). Les professionnels doivent par ailleurs être distingués des établissements de santé dans lesquels ils exercent. Les solutions jurisprudentielles propres à ces derniers peuvent cependant être instructives et seront donc ponctuellement évoquées dans cette étude.

La notion de contrôle sera pour sa part entendue dans son sens le plus commun, à savoir l'action de vérifier le respect de normes données, mais aussi dans un sens plus fort(3), correspondant au pouvoir de diriger en partie les actions d'un groupe d'individus. La plupart des formes de contrôle empruntent plus ou moins à ces deux conceptions à des degrés divers.

La question la plus évidente pour qui s'interroge sur le contrôle d'une profession donnée est certainement son efficacité, son bilan coût-bénéfice. Mais cette question relève plus des économistes ou des sociologues que des juristes. C'est pourquoi nous nous concentrerons ici sur deux questions de droit, au prisme notamment des normes constitutionnelles : dans quelle mesure le contrôle des professionnels de santé revêt-il un caractère obligatoire ? Et ce contrôle est-il illimité ?

Nous proposerons successivement des pistes de réponses à ces deux interrogations, en tentant de dépeindre à grands traits un contrôle nécessaire et légitime (A), obligatoire dans son principe (A.1) mais libre dans ses modalités (A.2), avant de nous demander jusqu'à quel point il peut se déployer (B), les potentialités de contrôle apparaissant extrêmement étendues (B.1), tandis que les limites effectives ne semblent qu'indirectes (B.2).

A) Un contrôle légitime...

1. Un contrôle nécessaire dans son principe

  1. De nombreuses considérations d'intérêt général, qui se rattachent pour la plupart à des exigences constitutionnelles, peuvent fonder en droit l'instauration d'un contrôle attentif des professionnels de santé.

    La plus évidente est certainement la protection de la santé, dont le onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 proclame que « la Nation » la « garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs ». Le contrôle des compétences et des conditions d'exercice des professionnels de santé contribue assurément à garantir la protection de la santé. Ainsi, à propos du contrôle de « la profession de la pharmacie », après avoir énoncé que c'est « pour assurer la mise en œuvre de cette exigence constitutionnelle » que « le législateur a réglementé les conditions de préparation, de fabrication et de vente des médicaments », le Conseil constitutionnel a considéré que « le législateur a entendu encadrer strictement la profession et l'activité de pharmacien ainsi que leur établissement pour favoriser une répartition équilibrée des officines sur l'ensemble du territoire et garantir ainsi l'accès de l'ensemble de la population aux services qu'elles offrent » et il en a déduit « qu'il a ainsi poursuivi un objectif de santé publique » (Cons. const., déc. n° 2013-364 QPC du 31 janvier 2014, Coopérative GIPHAR-SOGIPHAR et autre, cons. 6 à 8).

    La protection de la santé a un statut que l'on peut qualifier d'hybride dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Elle est d'abord un droit de valeur constitutionnelle (Cons. const., déc n° 80-117 DC du 22 juillet 1980, Loi sur la protection et le contrôle des matières nucléaires, cons. 5 et 7 ), une « exigence constitutionnelle »(4) (p. ex. Cons. const., déc. n° 90-283 DC du 8 janvier 1991, Loi relative à la lutte contre le tabagisme et l'alcoolisme, cons. 15 ; CE, 23 septembre 2022, n° 46220) qui ne doit pas être privée de garanties légales (Cons. const., déc. n° 2010-605 DC du 12 mai 2010, Loi relative à l'ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d'argent et de hasard en ligne, cons. 33 ; déc. n° 2019-781 DC du 16 mai 2019, Loi relative à la croissance et la transformation des entreprises, paragr. 94). Le Conseil constitutionnel contrôle les atteintes qui y sont portées ou sa conciliation avec d'autres exigences constitutionnelles (p. ex. Cons. const., déc. n° 2009-584 DC du 16 juillet 2009, préc. ; déc. n° 2010-71 QPC du 26 novembre 2010, Mlle Danielle S., cons. 32 ; déc. n° 2022-835 DC du 21 janvier 2022, Loi renforçant les outils de gestion de la crise sanitaire et modifiant le code de la santé publique, paragr. 28 à 36). Mais la protection de la santé est aussi un objectif de valeur constitutionnelle qui peut justifier les limitations apportées aux autres droits et libertés garantis par la Constitution (Cons. const., déc. n° 93-325 DC du 13 août 1993, Loi relative à la maîtrise de l'immigration et aux conditions d'entrée, d'accueil et de séjour des étrangers en France, cons. 70 ; déc. n° 2019-823 QPC du 31 janvier 2020, Union des industries de la protection des plantes, paragr. 5 ; déc. n° 2022-1027/1028 QPC du 9 décembre 2022, Conseil national de l'ordre des médecins, paragr. 9).

    Indépendamment de cette norme constitutionnelle, les « exigences de santé publique » ou « l'intérêt de la santé publique » sont logiquement regardés comme des motifs d'intérêt général propres à justifier l'édiction de dispositions contraignantes (p. ex. à propos de l'obligation vaccinale contre la covid-19 pour les professionnels de santé : CE, 23 septembre 2022, n° 462201).

    Le contrôle des professionnels de santé peut également participer du respect du droit à la vie, garanti explicitement par l'article 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ou du principe de dignité de la personne humaine, auquel le Conseil constitutionnel donne une portée assez proche.

    L'exigence de bon usage des deniers publics, qui découle des articles 14 et 15 de la Déclaration de 1789 (Cons. const., déc. n° 2006-545 DC du 28 décembre 2006, Loi pour le développement de la participation et de l'actionnariat salarié et portant diverses dispositions d'ordre économique et social, cons. 24,), ainsi que l'objectif de valeur constitutionnelle tenant à l'équilibre financier de la sécurité sociale (Cons. const., déc. n° 2001-453 DC du 18 décembre 2001, LFSS 2002) peuvent fonder pour leur part un contrôle étroit du financement des professionnels de santé et de leurs tarifs(5).

  2. Si ces différentes considérations d'intérêt général, qui se combinent et se cumulent, justifient assurément l'instauration d'un contrôle des professionnels de santé par les pouvoirs publics, le rendent-elles pour autant obligatoire ? On peut le penser, dès lors notamment que la suppression de toute forme de contrôle serait certainement de nature à priver de garanties légales l'exigence constitutionnelle de protection de la santé (Cons. const., déc. n° 2010-605 DC du 12 mai 2010, préc., cons. 33,) et contraire également à l'exigence de bon usage des deniers publics.

    Il fait également peu de doute que les obligations positives que la Cour européenne des droits de l'homme déduit du droit à la vie garanti par l'article 2 de la Convention de sauvegarde impliquent que les États membres organisent un minimum de contrôle des professions de santé, afin de s'assurer de la qualité de l'offre de soins.

    Ces exigences constitutionnelles et conventionnelles semblent donc imposer l'existence d'un contrôle des professionnels de santé dans son principe. Leur respect suppose aussi que ce contrôle soit effectif et pas seulement théorique, ce qui conduit notamment à s'interroger sur les modalités du contrôle.

2. Des modalités de mise en œuvre librement choisies

  1. Si le contrôle est nécessaire, il incombe aux pouvoirs législatif et réglementaire de choisir ses modalités de mise en œuvre. Leur liberté semble à peu près totale à cet égard.

    Le Conseil constitutionnel a notamment énoncé qu'il ne lui appartient pas « de remettre en cause, au regard de l'état des connaissances scientifiques, les dispositions prises par le législateur ni de rechercher si l'objectif de protection de la santé que s'est assigné le législateur aurait pu être atteint par d'autres voies, dès lors que les modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées à l'objectif visé » (Cons. const., déc. n° 2015-458 QPC du 20 mars 2015, Époux L., cons. 10)(6). En droit constitutionnel, l'ensemble de la matière semble laissé au pouvoir discrétionnaire du législateur, sur lequel le Conseil constitutionnel ne peut exercer qu'un contrôle restreint.

Les contrôles déjà existants peuvent donc être modifiés, y compris dans le sens d'un amoindrissement, tant qu'ils ne privent pas de garanties légales les exigences constitutionnelles précédemment mentionnées, à commencer par la protection de la santé. Le Conseil constitutionnel a par exemple jugé, dans un domaine connexe : « La modification du régime d'homologation des tarifs conventionnels des établissements privés de soins n'a pas pour effet de priver de garanties légales des principes de valeur constitutionnelle. En particulier elle ne met pas en cause le principe de protection de la santé publique proclamé par le onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 » (Cons. const., déc. n° 90-287 DC du 16 janvier 1991, Loi portant dispositions relatives à la santé publique et aux assurances sociales, cons. 24).

Il est par ailleurs difficile de déterminer concrètement les limites que peut assigner au législateur l'interdiction de priver de garanties légales les exigences constitutionnelles. Conformément à ce que certains constitutionnalistes ont appelé l'effet-cliquet(7), elle s'opposerait certainement à ce qu'un pan entier de contrôle soit supprimé purement et simplement sans qu'un nouveau dispositif le remplace.

  1. Aucune norme de valeur supra-législative ne semble en outre imposer un approfondissement des contrôles déjà existants.

    Le Conseil d'État a par exemple écarté des questions prioritaires de constitutionnalité qui critiquaient l'article L. 4124-2 du code de la santé publique, en ce qu'il ne permet pas à toute personne intéressée d'engager une action disciplinaire devant les juridictions ordinales à l'encontre des membres des professions médicales exerçant une fonction de contrôle (CE, 13 janv. 2014, Pelluet, n° 372804, Lebon T. 836), ou « chargés d'un service public » (CE, 2 octobre 2017, n° 409543)(8). Cette ouverture de l'action disciplinaire à toute personne intéressée peut pourtant apparaître comme le gage d'un contrôle plus systématique du respect des règles déontologiques par les professionnels de santé. Elle a été consacrée, pour les professions médicales, par la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, sous réserve de quelques aménagements et exceptions. Le Conseil d'État a donc considéré, par les décisions précitées, que les normes constitutionnelles invoquées devant lui n'obligeaient pas le législateur à aller plus loin.

B) ...mais jusqu'à quel point ?

1. Des possibilités de contrôle extrêmement étendues

  1. Le contrôle des professionnels de santé est extrêmement étendu en raison tout d'abord de la multiplicité de ses déclinaisons, qui lui confèrent un caractère protéiforme à tous points de vue.

Quant aux types de contrôles, ils peuvent aussi bien être a priori (conditions de diplôme et le cas échéant inscription au tableau pour l'accès aux professions, règles contraignantes d'installation pour les pharmaciens, encadrement des conditions matérielles d'exercice, exigences techniques à respecter...) qu'a posteriori (sanction des manquements déontologiques ou professionnels ou encore des fautes commises au préjudice de l'assurance maladie, nombreux régimes de déclaration(9) plutôt que d'autorisation, radiation administrative du tableau...), certaines mesures de police à finalité préventive se situant pour leur part à mi-chemin(10).

Par leur objet, les contrôles peuvent aussi bien porter sur l'accès à la profession, que sur les lieux d'exercice, les conditions d'exercice dans toutes leurs dimension (matérielles, personnelles, contractuelles, tarifaires), ou l'encadrement des pratiques. La fin d'exercice est souvent plus ou moins encadrée elle aussi pour ce qui est de la transmission de la patientèle ou de la clientèle.

Enfin, les acteurs qui exercent les contrôles sont extrêmement divers, qu'il s'agisse de contrôles non juridictionnels (ministres, préfet, ARS, ordres, autorités hiérarchiques dans la fonction publique, établissements de santé, y compris privés, Haute Autorité de santé et autres autorités administratives ou publiques indépendantes) ou juridictionnels (juridictions ordinales, juridictions tarifaires, juridictions administratives de droit commun, juridictions de la sécurité sociale, juge judiciaire de droit commun...).

La variété des formes de contrôle est encore accrue par une volonté marquée d'adapter les normes aux particularités de chaque profession de santé. Le plan de la quatrième partie du code de la santé publique, consacrée aux professions de santé, en est l'illustration. Si son livre préliminaire réunit quelques dispositions communes, les livres suivants énumèrent distinctement les règles applicables à plus de vingt-cinq professions différentes. Si des velléités d'uniformisation se manifestent parfois, elles ne semblent pas avoir connu à ce jour de traductions significatives. Au demeurant, le Conseil constitutionnel a jugé, à propos de l'adhésion aux conventions conclues avec les organismes de protection sociale complémentaire, qu'« aucune exigence constitutionnelle n'impose que les différentes catégories de professionnels du secteur de la santé soient soumises à des règles identiques » (Cons. const., déc. n° 2013-686 DC du 23 janvier 2014, Loi relative aux modalités de mise en oeuvre des conventions conclues entre les organismes d'assurance maladie complémentaire et les professionnels, établissements et services de santé, cons. 12).

  1. Ces contrôles multiples, qui s'additionnent, restreignent considérablement la liberté d'exercice des professionnels de santé.

    Les libertés constitutionnellement garanties, telles que la liberté d'entreprendre, la liberté individuelle ou la liberté contractuelle, pourraient dans l'absolu borner les contrôles susceptibles d'être institués par le législateur ou le pouvoir réglementaire. L'analyse de la jurisprudence montre cependant que la poursuite des considérations d'intérêt général mentionnées au début de ce propos (point 2) semble propre à justifier à peu près n'importe quelle restriction apportée à ces libertés.

Le Conseil d'État a ainsi jugé que les dispositions législatives instaurant une forme de ressort territorial pour le prélèvement des échantillons biologiques dont un laboratoire de biologie médicale assure l'analyse « n'apportent pas à la liberté d'entreprendre et à la liberté contractuelle des laboratoires de biologie médicale une limitation manifestement disproportionnée à l'objectif de protection de la santé publique poursuivi » (CE, QPC, 27 juillet 2016, Sté Eylau Unilabs, n° 398314 et 398321). En extrapolant, on peut supposer que l'instauration d'une véritable planification géographique pour l'une quelconque des professions de santé ne serait pas jugée inconstitutionnelle.

Le Conseil constitutionnel a pour sa part jugé que les dispositions législatives qui permettent d'imposer une forme d'obligation de non-concurrence à certains praticiens des établissements publics de santé en leur interdisant l'exercice d'une activité rémunérée dans le secteur privé « ont pour objet de réguler l'installation de praticiens à proximité des établissements publics de santé afin de préserver l'activité de ces établissements », ce dont il a déduit que « le législateur a ainsi entendu garantir le bon fonctionnement de ce service public qui participe de l'objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé » (Cons. const., déc. n° 2022-1027/1028 QPC du 9 décembre 2022, préc., paragr. 9).

La soumission à autorisation préalable de « la création, la conversion et le regroupement des activités de soins ayant vocation, compte tenu des moyens qu'elles nécessitent, à faire l'objet d'une prise en charge hospitalière, y compris lorsqu'elles sont exercées sous la forme d'alternatives à l'hospitalisation ou d'hospitalisation à domicile » ne porte pas non plus une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre des professionnels concernés, dès lors notamment qu'il s'agit de « favoriser une meilleure réponse aux besoins de santé de la population et veiller à la qualité et à la sécurité des soins offerts » (CE, 22 juillet 2020, Blondeau, n° 423313, Lebon T. 1015, point 6). Par ailleurs, le renvoi à un décret en Conseil d'État, pour fixer la liste exacte des activités de soins soumises à autorisation, ne prive pas de garanties légales les exigences qui résultent de la liberté d'entreprendre (id.)(11).

S'agissant du contrôle des tarifs pratiqués par les professionnels de santé, le droit constitutionnel ne semble pas là encore imposer de réelle limite. Les tarifs dits conventionnés, correspondant aux rémunérations dues aux professionnels de santé par les assurés sociaux, sont en principe négociés entre l'UNCAM(12) et les organisations professionnelles les plus représentatives. Par dérogation, au sortir de l'épisode pandémique, le législateur a prévu à propos des tarifs des actes de biologie médicale non liés à la gestion de la crise sanitaire, qu'à défaut d'accord signé avant le 1er février 2023 prévoyant des baisses des tarifs de nature à générer une économie dès 2023 d'au moins 250 millions d'euros, ces baisses de tarifs seraient fixées de manière autoritaire par arrêté ministériel. Il est difficile de concevoir une mesure plus attentatoire à la liberté d'entreprendre, et même à la sécurité économique des professionnels concernés. Le Conseil constitutionnel a néanmoins jugé : « 61. D'une part, en adoptant ces dispositions, le législateur a entendu s'assurer que les tarifs des actes de biologie médicale soient déterminés de façon à maîtriser l'évolution des dépenses de santé et à satisfaire ainsi l'exigence de valeur constitutionnelle qui s'attache à l'équilibre financier de la sécurité sociale. D'autre part, les actes réglementaires fixant les tarifs des actes de biologie médicale sont placés sous le contrôle du juge. / 62. Dès lors, le grief tiré de la méconnaissance de la liberté d'entreprendre doit être écarté » (Cons. const., déc. n° 2022-845 DC du 20 décembre 2022, LFSS 2023).

En outre, le Conseil constitutionnel a considéré que la possibilité de limiter le nombre d'opticiens bénéficiant d'une adhésion aux conventions conclues avec les organismes de protection sociale complémentaire ne porte pas atteinte au libre exercice de leur profession (Cons. const., déc. n° 2013-686 DC du 23 janvier 2014, préc., cons. 12). La solution semble manquer de réalisme, le degré de prise en charge par les mutuelles complémentaires ayant à l'évidence une incidence importante sur la clientèle des opticiens et donc sur leur exercice. De manière générale, le financement direct ou indirect des professionnels de santé par la sécurité sociale et les organismes de protection sociale complémentaire conditionne très largement leur liberté d'entreprendre.

  1. En définitive, face à des contrôles protéiformes et très étendus, les garanties reconnues aux professionnels de santé paraissent bien faibles. Il ne semble exister aucune occurrence de dispositif de contrôle les concernant qui aurait été censuré en raison d'une atteinte injustifiée ou disproportionnée à leurs libertés.

    Les limites effectives aux contrôles susceptibles d'être institués doivent certainement être trouvées ailleurs et apparaissent plus indirectes.

2. Des limites effectives mais seulement indirectes

  1. En premier lieu, en l'état du droit positif, les contrôles doivent respecter l'indépendance qui est reconnue et garantie à la plupart des professionnels de santé, à commencer par les médecins.

    L'organisation de la très grande majorité des professionnels de santé sous forme d'ordre est l'une des traductions et garanties de cette indépendance, qui est un principe déontologique cardinal.

Ce principe est à ce jour consacré par la loi (voir notamment les articles L. 4112-1 et L. 4121-2 du code de la santé publique pour les professions médicales ; ou encore l'article L. 162-2 du code de la sécurité sociale), sans figurer dans un texte de valeur supra-législative. Cependant, le Tribunal des conflits a qualifié de principe général du droit l'indépendance professionnelle dont doit bénéficier le médecin dans l'exercice de son art (T. Conf., 14 février 2000, R., n° 02.929, Lebon p. 749). Le Conseil d'État a par ailleurs jugé que même la raison d'État ne saurait prévaloir sur cette indépendance (CE, 29 décembre 2000, Gubler, n° 211240, Lebon p. 676). Dans la continuité de ces précédents, on pourrait imaginer que l'indépendance des professions médicales soit consacrée comme un principe fondamental reconnu par les lois de la République, de valeur constitutionnelle, à l'instar de la garantie de l'indépendance des enseignants-chercheurs(13) (Cons. const., déc. n° 83-165 DC du 20 janvier 1984, préc., cons. 17 à 28 ; déc. n° 2010-20/21 QPC du 6 août 2010, M. Jean C. et autres, cons. 6).

  1. En deuxième lieu, le principe du libre choix de son médecin par le patient (voir notamment l'article L. 162-2 du code de la sécurité sociale) est également susceptible de constituer une limite aux contrôles dont cette catégorie de professionnels de santé peut faire l'objet.

    La portée de ce principe est cependant incertaine en droit positif. Il pourrait s'agir là aussi d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République mais le Conseil constitutionnel a réservé par deux fois la question de sa valeur constitutionnelle (voir le titrage de Cons. const., déc. n° 89-269 DC du 22 janvier 1990, Loi portant diverses dispositions relatives à la sécurité sociale et à la santé et déc. n° 2004-504 DC du 12 août 2004, Loi relative à l'assurance maladie).

  2. En troisième lieu, le contrôle des professionnels de santé doit se concilier avec les exigences tenant à la protection des données personnelles, qui découlent notamment du droit au respect de la vie privée, rattaché à la liberté proclamée par l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, pour ce qui est des normes constitutionnelles.

Les données de santé, qui sont omniprésentes dans l'exercice des professionnels de santé, constituent en effet, par nature, des données personnelles extrêmement sensibles. Le Conseil constitutionnel souligne que « lorsque sont en cause des données à caractère personnel de nature médicale, une particulière vigilance doit être observée dans la conduite de ces opérations et la détermination de leurs modalités » (Cons. const., déc. n° 2020-808 DC du 13 novembre 2020, Loi autorisant la prorogation de l'état d'urgence sanitaire et portant diverses mesures de gestion de la crise sanitaire, paragr. 18). Il a jugé que portait une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée une disposition qui autorisait les « services administratifs », sans plus de précision, à se faire communiquer par des tiers et sans recueillir préalablement le consentement de l'intéressé, les données médicales d'un fonctionnaire sollicitant l'octroi ou le renouvellement d'un congé pour invalidité temporaire imputable au service (Cons. const., déc. n° 2021-917 QPC du 11 juin 2021, Union nationale des syndicats autonomes de la fonction publique, paragr. 7 à 10). Par analogie, un dispositif qui obligerait, aux fins de contrôle, les professionnels de santé à communiquer à des tiers les données personnelles de leurs patients, sans leur consentement et sans anonymisation, porterait une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée des patients s'il n'était pas assorti de garanties appropriées pour assurer la confidentialité des données ainsi transmises.

C'est d'ailleurs ce que le Conseil d'État a en substance jugé, au visa notamment du RGPD, en annulant un décret relatif aux départements d'information médicale « en tant qu'il ne prévoit pas, lors de l'accès des commissaires aux comptes aux données personnelles de santé recueillies lors de l'analyse de l'activité, de mesures de protection techniques et organisationnelles propres à garantir l'absence de traitement de données identifiantes et, lors de l'accès des prestataires extérieurs à ces données, de mesures techniques et organisationnelles propres à assurer que seules sont traitées, avec des garanties suffisantes, les données identifiantes nécessaires au regard des finalités du traitement et de dispositions destinées à garantir qu'ils accomplissent effectivement leurs activités sous l'autorité du praticien responsable de l'information médicale » (CE, 25 novembre 2020, Conseil national de l'ordre des médecins, n° 428451, Lebon T. 737-751-934).

  1. En dernier lieu, mais sans prétendre à l'exhaustivité ni pouvoir détailler plus avant cet aspect de la question qui mériterait une étude complète à lui seul, le droit de l'Union apporte également un certain nombre de limites aux contrôles susceptibles d'être institués au niveau national à l'égard des professionnels de santé, notamment pour ce qui est de l'accès aux différentes professions.

  1. En guise de conclusion, si les professions de santé sont très étroitement réglementées, elles ne sont pas encore, sauf exception, entièrement administrées. Les contrôles dont elles font l'objet tendent cependant à être toujours plus prégnants et il n'est pas certain que le droit interne puisse s'opposer significativement à la poursuite de cette évolution. Paradoxalement, c'est le droit de l'Union, suscitant pourtant des inquiétudes - souvent fondées - chez la plupart des professionnels de santé, qui semble dans le même temps leur garantir le plus sûrement la préservation d'un minimum de liberté dans leur exercice.

(1): Les trois professions médicales (médecin, chirurgien-dentiste et sage-femme), auxquelles s'ajoutent notamment les professions de la pharmacie et de la physique médicale, les infirmiers, les masseurs-kinésithérapeutes, les pédicures-podologues, les aides-soignants, les auxiliaires de puériculture, les ambulanciers, les assistants dentaires, les professions d'ergothérapeute et de psychomotricien, les orthophonistes et orthoptistes, les audioprothésistes, les opticiens-lunetiers, les diététiciens, et encore quelques autres professions numériquement peu nombreuses.

(2): À titre d'illustration, ostéopathes et chiropracteurs.

(3): Voir par exemple les définitions proposées par le dictionnaire Larousse en ligne (https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/contr%C3 %B4le/18932) : « 1. Action de contrôler quelque chose, quelqu'un, de vérifier leur état ou leur situation au regard d'une norme. [...] / 3. Action, fait de contrôler quelque chose, un groupe, d'avoir le pouvoir de les diriger », consulté le 1er septembre 2023.

(4): Le Conseil constitutionnel se réfère aussi fréquemment aux « exigences du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 relatives à la protection de la santé » (p. ex. Cons. const., déc. n° 2009-584 DC du 16 juillet 2009, Loi portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, cons. 19 ; déc. n° 2014-706 DC du 18 décembre 2014, LFSS 2015, cons. 19 et 25).

(5): Ainsi, en fixant le prix maximal de vente de certains médicaments, le législateur « a mis en œuvre les exigences de valeur constitutionnelle qui s'attachent tant à la protection de la santé qu'à l'équilibre financier de la sécurité sociale » (Cons. const., déc. n° 2019-795 DC du 20 décembre 2019, LFSS 2020, paragr. 49).

(6): À propos des vaccinations antidiphtérique et antitétanique obligatoires, mais l'approche serait la même pour des dispositions relatives au contrôle des professionnels de santé.

(7): À propos de la décision par laquelle le Conseil constitutionnel a jugé que « l'abrogation totale de la loi d'orientation du 12 novembre 1968 dont certaines dispositions donnaient aux enseignants des garanties conformes aux exigences constitutionnelles qui n'ont pas été remplacées dans la présente loi par des garanties équivalentes n'est pas conforme à la Constitution » (Cons. const., déc. n° 83-165 DC du 20 janvier 1984, Loi relative à l'enseignement supérieur, cons. 42). La doctrine est cependant divisée sur l'existence d'un véritable effet-cliquet dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

(8): Aux termes de l'article L. 4124-2 du code de la santé publique, pour les membres des professions médicales exerçant une fonction de contrôle, seuls le ministre chargé de la santé, le préfet, le directeur général de l'ARS et le procureur de la République peuvent saisir la juridiction disciplinaire ordinale. Il en va de même pour les praticiens chargés d'un service public (au sens de ce texte), mais la juridiction peut également être saisie par le conseil national de l'ordre professionnel concerné ou le conseil départemental au tableau duquel l'intéressé est inscrit.

(9): C'est désormais le cas par exemple pour l'exercice d'un médecin sur un site distinct de son lieu habituel d'exercice (ce qui était autrefois désigné comme un cabinet secondaire ; art. R. 4127-85 du code de la santé publique), alors que l'autorisation préalable reste requise pour d'autres professions de santé (art. R. 4127-270 du même code pour les chirurgiens-dentistes ; art. R. 4312-72 du même code pour les infirmiers ; art. R. 4322-79 pour les pédicures-podologues...).

(10): La suspension temporaire du droit d'exercer une profession médicale en cas d'infirmité, d'état pathologique ou d'insuffisance professionnelle rendant dangereux l'exercice de la profession, qui peut être prononcée par les instances ordinales après une expertise obligatoire par les pairs, est ainsi considérée comme une mesure de police (art. R. 4124-3 et s. du code de la santé publique ; cf. CE, 7 juillet 2017, Buniet, n° 403567, Lebon T. 766-779 ; 13 avril 2023, n° 466205).

(11): Était en cause dans cette affaire l'obligation pour un ophtalmologue d'obtenir une autorisation préalable de l'ARS, en application des articles L. 6122-1 et R. 6122-25 du code de la santé publique, pour pratiquer la chirurgie de la cataracte au titre de son activité libérale en cabinet. Le Conseil d'État a jugé que cette autorisation était bien requise dès lors que ce geste chirurgical, même s'il peut paraître assez basique, nécessite « le recours à un secteur opératoire ».

(12): L'Union nationale des caisses d'assurance maladie.

(13): Garantie dont bénéficient également certains professionnels de santé, tels que les maîtres de conférence - praticiens hospitaliers, ou les professeurs d'université - praticiens hospitaliers (PUPH).

Citer cet article

Loïc POUPOT. « Le contrôle des professionnels de santé », Titre VII [en ligne], n° 11, Santé et bioéthique, octobre 2023. URL complète : https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/le-controle-des-professionnels-de-sante