Titre VII

N° 13 - novembre 2024

La vision privatiste du droit de l'environnement

Résumé

Le droit de l'environnement a longtemps été appréhendé comme une matière de droit public. Donner sa « vision privatiste » de la matière consiste alors à remettre en cause cette première approche et à mettre en évidence la manière dont le droit privé s'est emparé, depuis une dizaine d'années, des problématiques environnementales. La place du droit privé dans le droit de l'environnement se manifeste dans ses aspects de droit mixte, global et commun.

Quelle vision le juriste privatiste peut-il porter sur le droit de l'environnement ? Pour répondre à cette question, il faut revenir à ce qu'est le droit de l'environnement(1), communément défini comme le droit ayant pour finalité la protection de l'environnement, et le droit privé, celui apte à réguler les relations entre personnes privées et à satisfaire leurs intérêts particuliers(2). Immédiatement, les différences de finalités réduisent le champ de vision privatiste de la matière et invitent à s'en éloigner, sans grand étonnement, si l'on rappelle que le droit de l'environnement s'est construit en opposition aux raisons d'être du droit privé, venant à coup de réglementations de droit public restreindre les libertés individuelles sur lesquelles il repose, celles-là mêmes aujourd'hui fustigées pour leurs conséquences néfastes pour l'environnement et le climat, à savoir : le droit de propriété, la liberté d'entreprendre et la liberté contractuelle. La vision privatiste reviendrait-elle alors à constater que le droit de l'environnement est une matière qui n'intéresse pas le droit privé et qui demeure la chose des publicistes, en raison même de l'opposition de leur finalité ?

L'on devine que la question est ici rhétorique et que la réponse est négative tant elle repose sur des présupposés démentis, en particulier ceux concernant l'impossibilité pour le droit privé de contribuer à l'intérêt général(3). En effet, admettre que le droit privé ne peut participer à la protection de l'environnement car il préserve les intérêts particuliers, c'est oublier deux éléments : d'une part, les personnes privées peuvent avoir parfois intérêt à protéger l'environnement et les intérêts particuliers peuvent alors incidemment rencontrer l'intérêt général ; d'autre part, la frontière entre intérêts particuliers et intérêt général est bien souvent poreuse et le droit privé contient aussi, de ce fait, des dispositions tournées vers la satisfaction de l'intérêt général et la protection de l'environnement. Parce que la réalité juridique en atteste, elle conduit à nuancer les présupposés idéologiques énoncés et invite à regarder de plus près la place que le droit privé occupe en droit de l'environnement.

D'emblée, là encore, la tentation est grande de l'observer en comparaison avec le droit public. L'intérêt est, en effet, de rappeler que le droit de l'environnement étant une matière de nature « mixte », le droit privé y a sa place. Cela est vrai et mérite d'être observé de plus près en mettant au jour certains instruments, techniques, dispositifs privatistes participant à la protection de l'environnement. Toutefois, outre que cette première approche doit être menée avec parcimonie tant il ne s'agit pas ici de dresser un catalogue des manifestations de droit privé, elle doit être complétée. En effet, pour prendre acte plus largement de la place du droit privé en droit de l'environnement, il faut aussi voir le droit de l'environnement sous d'autres facettes, chacune révélant en retour une place spécifique et grandissante du droit privé, de la privatisation du droit de l'environnement autant que l'écologisation ou environnementalisation du droit privé(4). Alors que la nature « mixte » du droit de l'environnement (A) invite à noter combien le législateur multiplie les dispositifs de droit privé en appui du droit public ou en remède à ses carences, son caractère « global » invite à prendre acte de l'internationalisation du droit privé (B) et les aspects de son caractère « commun » conduisent à dépoussiérer les potentialités de certaines dispositions de droit privé oubliées, à savoir celles issues du code civil (C).

A) La vision privatiste du droit « mixte » de l'environnement

Regarder le droit de l'environnement sous l'angle de sa mixité conduit naturellement le juriste privatiste à relever la densification de sa branche de droit privé, bien souvent en comparaison avec celle du droit public(5), et cela sous différentes manières.

L'on pense avant tout à la voie consistant à identifier les instruments, outils, techniques de droit privé venant au secours d'un droit public qui, malgré sa domination dans la matière, ne peut pas tout(6). À ce titre, tandis que le contrat, grâce à sa flexibilité, participe d'une meilleure mise en œuvre de certaines polices administratives, en particulier lorsqu'il s'agit de négocier la prise en charge du coût de la réhabilitation imposée au dernier exploitant d'une activité soumise au régime du droit des ICPE, le droit de la responsabilité civile, par son universalisme et en particulier l'existence depuis la loi Biodiversité de 2016 d'un régime de réparation du préjudice écologique (art. 1246 s. du code civil), répond à certaines carences du droit administratif qui, bloqué par le caractère restrictif des conditions personae (en raison notamment des qualifications d'exploitant ou dernier exploitant, détenteur et producteur de déchets), materiae (niveau de remise en état ou dépollution limité, gestion des déchets excluant l'excavation ou types de dommages réparables) ou temporelles (prescription ou conditions d'application dans le temps) de certaines polices administratives (ICPE, déchets, LRE), ne peut répondre efficacement au besoin de réparer les atteintes à l'environnement.

Autre porte d'entrée pour observer la part du droit privé : le contenu disciplinaire et les subdivisions de ce droit. Il s'agit alors de constater la spécificité du droit civil (contrat, responsabilité mais aussi biens), voire de son code civil (avec la récente place faite aux dispositions environnementales, à savoir le régime de réparation du préjudice écologique inséré aux articles 1246 à 1252 et la gestion de l'activité d'une société en prenant en compte les considérations environnementales, prévue à l'article 1233 al. 2) mais aussi du droit commercial et autres matières enclines à la mixité : droit de la consommation, droit immobilier, droit rural, ou encore, de manière plus transversale, droit économique de l'environnement, sous l'effet amplificateur de la transition écologique(7). Conduisant à mettre en lumière tout un ensemble de techniques que ces matières accueillent dans différents codes, telles que les quotas de gaz à effet de serre, le devoir de vigilance, le reporting extra-financier, les obligations d'information sur la performance énergétique et climatique d'un bâtiment ou sur les conséquences environnementales de certains produits de consommation, les obligations réelles environnementales, les obligations vertes issues d'un bail rural ou encore de celles cédées sur les marchés financiers, cette approche va aussi souvent de pair avec celle invitant à creuser du côté des normes accueillant ces techniques et des acteurs les mobilisant. En opposition au mode de régulation du type « command and control » justifié par l'intérêt général, se manifeste ici en effet une régulation de droit privé, plus libérale, s'appuyant sur les intérêts particuliers et le marché, accueillant des normes topiques d'un droit tout à la fois et selon les cas, imposé, négocié, volontaire, incitatif et sanctionné par des mesures davantage économiques que juridiques, et ayant pour destinataires (voire origine) des entreprises, des consommateurs, des banques, des investisseurs, des locataires, des bailleurs, des propriétaires, des vendeurs, des acquéreurs, ou encore des agriculteurs.

Enfin, la part privatiste du droit de l'environnement se découvre dans l'observation de la place qu'occupe le juge judiciaire en la matière(8). Ce sont les deux facettes du juge qui interpellent ici : le « juge-source » d'une jurisprudence déterminante dans le domaine environnemental, allant notamment de la consécration de la théorie du trouble anormal de voisinage en 1844(9) à la reconnaissance du préjudice écologique en 2012(10) autant que le « juge-arbitre » ayant en charge de trancher les conflits. Réprimant les actes de délinquance environnementale, prescrivant des mesures de réparation et de prévention des atteintes à l'environnement et de cessation des comportements qui se trouvent à leur origine, il participe activement, aux côtés du juge administratif, à l'effectivité du droit de l'environnement, avec l'appui du législateur qui, après avoir adopté des dispositions facilitant l'accès à la justice de certaines personnes morales en vue de défendre la protection de l'environnement (en particulier les associations : art. L. 142-2 du code de l'environnement et art. 1248 du code civil), est venu créer en 2020 des pôles judiciaires spécialisés en matière environnementale (art. 706-2-3 du code de l'organisation judiciaire).

Certes, cette première vision demeure relative et, pour celui qui observe de plus près la matière, il s'apercevra rapidement que la mixité reste très largement favorable aux instruments de droit public. Cependant, cela ne signifie pas qu'il faille négliger la place du droit privé dans ce droit de l'environnement tant elle parle incidemment aussi des carences du droit public, de son échec à remplir la mission qui lui est ici assignée, à savoir protéger l'environnement. N'est-ce pas aussi ce que l'on peut constater lorsqu'il s'agit de porter un regard privatiste sur le droit de l'environnement en tant que droit global ?

B) La vision privatiste du droit « global » de l'environnement

Regarder le droit de l'environnement sous l'angle de son caractère global peut déconcerter le juriste privatiste(11). D'emblée, puisque le droit privé relève de l'ordre national, à quoi bon regarder du côté des autres ordres ? Toutefois, pour celui qui s'y attèle, il ne peinera pas à relever l'importance de sa place, non seulement dans l'interaction des ordres nationaux et supranationaux, mais aussi dans la construction d'un nouvel ordre transnational(12).

Rappelons en effet que le droit de l'environnement, s'il est une discipline à cheval sur le droit public et le droit privé de l'environnement, est aussi le résultat d'une multitude de normes issues des ordres interne, international et de l'Union européenne, chacun de ces ordres jouant leur rôle dans la finalité à remplir : la protection de l'environnement. Et s'il est tentant d'observer le droit de l'environnement sous l'angle de la spécialisation disciplinaire, il est aussi possible d'ouvrir le regard pour opérer une mise en relation et constater l'importance de la circulation normative entre les ordres. Dès lors, le droit privé se révèle, pour une part, à la fois comme un produit et une inspiration du droit de l'Union européenne. En attestent deux récentes directives européennes, la directive 2022/2464 CSRD et la directive 2024/1760 du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité. Si ces deux directives viennent respectivement réformer le dispositif de reporting extra-financier et celui du devoir de vigilance des entreprises, elles sont aussi le résultat d'une impulsion française, les dispositifs provenant originellement de l'ordre interne français.

Quant à l'ordre international, s'il est vrai qu'il semble bien éloigné du droit privé en ce qu'il ne peut s'adresser aux entreprises, l'on peut noter son rôle comme source d'inspiration, conduisant même le droit privé à devenir un relai d'application de certaines normes qu'il accueille. En ce sens, alors que le devoir de vigilance des sociétés-mères et entreprises donneuses d'ordres (art. L. 225-102-4 du code de commerce), en raison de sa vocation extraterritoriale, peut apparaître comme une concrétisation de l'obligation de diligence interétatique prévue par la jurisprudence internationale (arrêt Fondation du Trail, 1941, CIJ et Avis Chambre sur les fonds marins du Tribunal international du droit de la mer, 2011) imposant aux États de prendre des mesures pour éviter que les entreprises situées sur leur territoire ne causent des dommages environnementaux sur les autres territoires(13), la mobilisation de certains acteurs privés dans la lutte contre le réchauffement climatique peut aussi être vue comme une réponse à la décision COP 21 qui adopte et précise l'Accord de Paris de 2015 sur le climat. S'adressant aux entités non-Parties, elle les invite en effet « à amplifier leurs efforts et à appuyer des mesures destinées à réduire les émissions et/ou renforcer la résilience et diminuer la vulnérabilité aux effets néfastes des changements climatiques, et à faire état de ces efforts [...] » (§ 134).

Surtout, en ouvrant encore plus grand la porte des ordres du droit, c'est la dimension transnationale du droit privé de l'environnement qui apparaît(14). Rappelons que la protection de l'environnement exige que des actions soient menées à un niveau mondial par les États, mais aussi par les entreprises, en particulier transnationales, exerçant des activités néfastes pour l'environnement et le climat. Or, face à un droit international ne s'adressant qu'aux États, les entreprises procèdent à leur propre gouvernance mondiale et posent les premières pierres d'une éco lex mercatoria(15). Adhérant à des systèmes de normalisation, telle la norme ISO 26000 sur les lignes directrices relatives à la responsabilité sociétale des organisations, et à des référentiels internationaux comme les Principes Directeurs de l'OCDE à l'intention des entreprises multinationales, les principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l'Homme ou encore le Pacte mondial (initiative en matière de développement durable des entreprises lancée par le Secrétaire général des Nations Unies Kofi Annan), elles s'engagent à adopter un certain comportement environnemental dans l'exercice de leurs activités, mais aussi celles de leurs filiales et fournisseurs, dans la chaîne de valeur (dans leur « sphère d'influence »). Se découvre ici le monde foisonnant de la RSE (responsabilité sociétale des entreprises) dans lequel cohabite et s'enchevêtre une diversité de normes volontaires, allant des codes de bonne conduite et chartes éthiques aux contrats d'approvisionnement contenant des clauses environnementales. Prenant sa revanche sur un droit public dominateur, le droit privé fait le pari de l'internationalisation avec le soutien, dans l'ordre interne, non seulement d'un législateur invitant certaines grosses entreprises, en application du devoir de vigilance qu'il leur impose, à adopter des mesures aptes à contrôler l'activité de leurs filiales et partenaires économiques étrangers, mais aussi d'un juge judiciaire potentiellement appelé à statuer sur la qualification de ces divers instruments et à résoudre des conflits de droit international privé.

Certes, passée cette découverte, le privatiste se méfiera de l'intérêt de ce droit transnational de l'environnement. Observant qu'il relève davantage de la soft Law que de la hard Law, il ne pourra que douter de sa capacité à contribuer à la protection de l'environnement. Toutefois, là aussi, gardons-nous de le négliger tant cette internationalisation du droit privé de l'environnement signe aussi, pour une part, l'échec des ordres classiques (interne et supranational) et, en réaction, semble promise à un inexorable essor. Et c'est aussi pour cette raison, en retour, que doit être sondée la place qu'occupe le droit privé dans le droit « commun » de l'environnement.

C) La vision privatiste du droit « commun » de l'environnement

Le droit de l'environnement est devenu une branche du droit complexe, oscillant entre le droit public et le droit privé, à cheval sur les ordres interne, international et de l'Union européenne et dorénavant transnational. Le besoin de retrouver du « commun »(16) se ressent, celui de se tourner vers un fonds regroupant un ensemble de normes, principes, concepts, de valeurs ou encore des idées communes aux droits public et privé, guidant et justifiant les différentes règles qu'ils accueillent tout en respectant leurs spécificités(17). Ce droit « commun » de l'environnement existe déjà et, là encore, en adoptant un regard privatiste, on peut l'observer sous un angle classique autant que nouveau.

Dans le premier cas, le droit « commun » de l'environnement est bien connu et permet aux juristes d'enseigner plus aisément les grandes lignes directrices fondatrices de la matière. Il se découvre du côté de ses sources constitutionnelles, celles qui gouvernent autant le droit public que le droit privé, avec un prisme alors hiérarchique. La Charte de l'environnement adoptée en 2004 en est la maison-maître. Les droits, devoirs et principes environnementaux qu'elle accueille peuvent tout autant justifier, légitimer, éclairer et faire naître des techniques, outils et instruments de droit public que de droit privé. Tandis que le régime de réparation du préjudice écologique inséré aux articles 1246 à 1252 du code civil met en œuvre le devoir de contribuer à la réparation des atteintes à l'environnement (art. 4 de la Charte), au même titre que le dispositif administratif de réparation des dommages causés à l'environnement (art. L. 160 et s. du code de l'environnement), le développement des actions attitrées, parce qu'elles améliorent l'accès à la justice, manifeste une concrétisation, par le juge judiciaire et non uniquement administratif, du droit à vivre dans un environnement sain et de la participation aux décisions environnementales. Et si le commun peut en sus être recherché du côté des grands principes environnementaux reconnus dans les ordres supranationaux, il est aussi produit par le Conseil constitutionnel à l'occasion des contrôles qu'il exerce. On rappellera en effet combien le devoir de vigilance des entreprises et sociétés donneuses d'ordre créé par le législateur en 2017 (art. L. 225-102-4 C. com.) résulte directement de la décision Michel Z du Conseil constitutionnel, au terme de laquelle il a déduit des articles 1er et 2 de la Charte de l'environnement que « chacun est tenu à une obligation de vigilance à l'égard des atteintes à l'environnement qui pourraient résulter de son activité »(18), le « chacun » impliquant de penser les conséquences de la décision en droit public, mais aussi en droit privé !

Dans le second cas, sous un angle plus conceptuel, le droit « commun » peut aussi se découvrir du côté du droit savant, par la mise en évidence de notions, catégories, concepts suffisamment englobants pour réunir, sous une même bannière, des dispositifs aux régimes pourtant différenciés. La doctrine s'y attèle et offre alors une place de choix aux notions traditionnelles de bien, contrat, propriété et responsabilité, tout en les dépassant et les complétant avec la mise en musique de notions plus nouvelles et plus transversales, telle celle de patrimoine commun(19).

Mais n'est-il pas temps d'aller encore plus loin et, en aiguisant l'œil privatiste, de tirer jusqu'au bout les ficelles de cet effort de mise en commun ? Que l'on y songe : derrière ces notions se cache le droit civil, et plus précisément le code civil, code structuré autour de ces notions. Penser le « commun » du droit de l'environnement ne pourrait-il pas conduire le juriste, tout au moins privatiste, à voir la matière sous l'angle du commun offert par le code civil(20) ? L'idée ne va pas de soi puisque le droit de l'environnement dispose déjà d'un code : le code de l'environnement. Mais loin d'être commun, celui-ci est de nature publiciste. Or le code civil est un code de droit commun. Certes, initialement, il est le droit commun du droit privé. En ce sens, d'ores et déjà, dans le domaine environnemental, certaines de ses dispositions peuvent déjà être vues comme des dispositions générales trouvant leur application particulière dans d'autres codes de droit privé : si en reconnaissant qu'une société doit être « gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité », le récent article 1833 alinéa 2, issu de la loi Pacte du 22 mai 2019, trouve des manifestations dans les différents dispositifs de reporting extra-financier, les articles 1240 et 1241 du code civil, originellement 1382 et 1383 peuvent être vus comme les clés de voûte du devoir de vigilance reconnu dans le code de commerce(21). Toutefois, aujourd'hui, d'autres dispositions nous invitent à envisager ses potentialités de droit « commun » de l'environnement. Si, en ce sens, on peut relever que le juge administratif s'autorise à s'appuyer sur l'article 1246 du code civil (obligation de réparation du préjudice écologique) pour imposer à l'État la prévention et la réparation des atteintes à l'environnement(22) et à décloisonner ainsi ici le droit privé et le droit public, à l'avenir, d'autres textes pourraient permettre de dresser un pont entre les deux matières. Il en est ainsi de l'article 544 du code civil. Selon cette disposition reine du code, « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ». Depuis plusieurs années, la doctrine œuvre pour mettre à jour (ou remettre au jour) sa signification : selon les auteurs, les mesures légales et réglementaires venues limiter l'exercice du droit de propriété sont qualitativement et quantitativement si importantes qu'il convient de reconnaître sa fonction sociale, en particulier écologique(23), et d'envisager le retour, sous une nouvelle forme, de la dualité des domaines, le domaine individuel se superposant au domaine commun(24). À ce titre, il nous semble aujourd'hui possible de voir dans le droit public de l'environnement, non pas une limitation du droit privé, mais un soutien à la fonction écologique qui lui est assignée en droit commun, autrement dit son bras armé. Et, c'est en suivant cette même logique qu'il serait possible d'opérer une relecture de l'article 714 du code civil consacrant la notion de chose commune(25). Ce dernier affirme qu'« il est des choses qui n'appartiennent à personne et dont l'usage est commun à tous » et que, de ce fait, « des lois de police règlent la manière d'en jouir ». Or, au regard là encore du droit positif, en retenant une conception suffisamment large, actualisée et ajustée de la « chose commune » (à savoir comprenant les fonctions écologiques de la chose appropriée, tel le sol, ou non appropriée, comme l'air), il nous semble possible d'y voir une « chose à protéger » avec l'appui de tout un ensemble de règles, techniques, dispositifs issus autant du droit privé que du droit public et manifestant une concrétisation de l'article 714 du code civil.

C'est dire que, à rebours des idées reçues, dans une vision profondément privatiste du droit de l'environnement, par un retour à la source des sources (le code), la protection de l'environnement peut être vue comme une finalité commune du droit privé, ancrée dans le code civil, et mise en œuvre par les normes issues des autres disciplines, en premier lieu le droit public : un droit public de l'environnement venant à son tour et contre toute attente au soutien du droit privé de l'environnement !

(1): Not. A. Van Lang, Droit de l'environnement, PUF, coll. Thémis, 5e éd., 2021 ; L. Fonbaustier, Manuel de droit de l'environnement, PUF, coll. Droit fondamental, 3e éd., 2023.

(2): Not. N. Balat, Introduction à l'étude du droit, LexisNexis, coll. Manuel, 24e éd., 2024, n° 244.

(3): Idem.

(4): Sous un autre prisme : A. S. Epstein, « La privatisation du droit de l'environnement », in A. S. Epstein et M. Nioche (dir.), Le droit économique, levier de la transition écologique, Bruylant, 2023, p. 251 s., M. Depincé, « D'un droit privé de l'environnement », Rev. Lamy Dr. Civ. 2008, n° 51 ; F.-G. Trébulle, « Place et domaine d'un droit privé de l'environnement », in Perspectives d'un droit privé de l'environnement, BDEI, n° spécial, 2009 ; M. Boutonnet, « Dix ans d'écologisation du droit des obligations », Environnement et Développement Durable 2012/11, article 12 ; M. Hautereau-Boutonnet, « Face à la crise écologique : quel rôle pour le droit privé ? », Revue des juristes de Sc. Po. 2020/01, n° 1 ; G. J. Martin, « L'environnementalisation du droit civil », in Ch. Roux (dir.), L'environnementalisation du droit, Mélanges en l'honneur de S. Caudal, Mare & Martin, 2022, p. 220 s.

(5): Sur ce développement, v. not. les différentes contributions dans les ouvrages suivants : l'ouvrage issu des journées Nationales de l'Association Henri Capitant à Caen, Le droit et l'environnement, Tome XI, éd. Dalloz, Thèmes et Commentaires, 2010 ; M. Mekki et E. Naim-Gesbert, Droit public et droit privé : Unité dans la diversité ?, LGDJ, coll. Grands colloques, 2016 ; M. Mekki (dir.), Les notions fondamentales de droit privé à l'épreuve des questions environnementales, Bruylant, 2016 ; A. S. Epstein et M. Nioche (dir.), Le droit économique, levier de la transition écologique, Bruylant, 2023 ; J. Lagoutte (dir.), L'apport du droit privé à la protection de l'environnement, Mare & Martin, 2022.

(6): Ph. Billet, « Les limites du droit public interne de l'environnement », in L'apport du droit privé à la protection de l'environnement, préc. p. 89 s.

(7): G. J. Martin, « Qu'est-ce que le droit économique de l'environnement ? », Pour un droit économique de l'environnement, Mélanges en l'honneur de Gilles J. Martin, Frison-Roche, 2013.

(8): M. Hautereau-Boutonnet et E. Truilhé, Le procès environnemental, Dalloz, Thèmes et Commentaires, 2021.

(9): Cour de cassation, chambre civile, 27 nov. 1844, DP 1845, 1, p. 13.

(10): Cass. crim., 25 sept. 2012, n° 10-82.938.

(11): M. Hautereau-Boutonnet, « Perspectives pour un droit global de l'environnement », Revue de droit d'Assas, 2015, p. 123.

(12): G. Lhuilier, Le droit transnational, Dalloz, Méthodes du droit, 2016 ; Ph. Jessup, Trans National Law, New Haven, Yale University Press (1956), p. 2 – Pour une vue d'ensemble, « Les grandes théories du droit transnational », RIDE, 2013-1 et 2, n° spéc.

(13): S. Maljean-Dubois, « Les obligations de diligence dans la pratique : la protection de l'environnement », in Le standard de diligence et la responsabilité internationale, Journée SFDI du Mans, 24 février 2017 - Pedone, 2018.

(14): Not. : v. la bibliographie mise en ligne par N. Affolder, Transnational Environmental, sur le site de l'IUCN. Déjà en 1994, Transnational Environmental Law, its impact on corporate behaviour, E. J. Urbani et C. P. Rubin, Transnational Juris Publications.

(15): V. Monteillet dans sa thèse : La contractualisation du droit de l'environnement, Dalloz, Nouvelle Bibliothèque de Thèses, Préf. A. Pélissier, 2016, n° 548. Pour le domaine climatique : G. de Lassus Saint-Genies, « À la recherche d'un droit transnational des changements climatiques », RJE 2016/1, p. 88 et s. ; M. Hautereau-Boutonnet, « Une illustration du droit global, la lex mercatoria climatique », in Le droit de l'environnement, laboratoire du droit global, Brazil International Law Review, 2017, Vol. 14, n° 3.

(16): N. Balat, Essai sur le droit commun, LGDJ, 2016, T. 571, Préf. M. Grimaldi.

(17): Sur le besoin de commun pour ordonner le multiple : M. Delmas-Marty, Le pluralisme ordonné, Seuil, 2006.

(18): Cons. const., déc. n° 2011-116 QPC du 8 avril 2011, obs. F.-G. Trébulle, in RDI 2011, p. 369 s.

(19): V. les ouvrages préc. et en particulier : M. Mekki et E. Naim-Gesbert, Droit public et droit privé : Unité dans la diversité ?, préc.

(20): Sur l'ensemble de ce développement, M. Hautereau-Boutonnet, Le Code civil, un code pour l'environnement, Dalloz, coll. Essais, Sens du droit, 2021.

(21): Not. réc. A. Danis-Fâtome, « Mutations environnementales et redéfinition de la faute de la personne morale », in B. Parance et J. Rochfeld (dir.), Les grandes notions de la responsabilité civile à l'aune des mutations environnementales, Dalloz, Coll. Thèmes et Commentaires, 2024, p. 27 s.

(22): En premier lieu dans l'affaire du siècle : TA Paris, 3 fév. 2021, disponible sur : https://paris.tribunal-administratif.fr/Media/mediatheque-ta-paris/import/laffairedusiecle

(23): B. Grimonprez, « La fonction environnementale de la propriété », RTD. civ. 2015, p. 539 s. ; L. Millet, Contribution à l'étude des fonctions sociale et écologique du droit de propriété, Enquête sur le caractère sacré de ce droit énoncé dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, Thèse Paris I, 2015.

(24): F.-G. Trébulle, « La propriété à l'épreuve du patrimoine commun », in Etudes offertes au professeur Philippe Malinvaud, p. 680 ; « Environnement et droit des biens » in Le droit et l'environnement, Journées nationales H. Capitant : Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 2010, p. 85, spéc. p. 107 et s.

(25): M.-A. Chardeaux, Les choses communes, Préf. G. Loiseau, LGDJ, Bibliothèque de droit privé, Tome 464, 2006, p. 169 ; J. Rochfeld, « Quel modèle pour construire des »communs" ? »,  in Repenser les biens communs, B. Parance et J. de Saint Victor, CNRS éd., 2014, p. 124.

Citer cet article

Mathilde HAUTEREAU-BOUTONNET. « La vision privatiste du droit de l'environnement », Titre VII [en ligne], n° 13, L'environnement, novembre 2024. URL complète : https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/la-vision-privatiste-du-droit-de-l-environnement