Titre VII
N° 13 - novembre 2024
Justice et environnement : le rôle des Cours constitutionnelles
Les effets néfastes de la crise environnementale sont ressentis par tous, partout dans le monde1. Selon le programme européen Copernicus sur le changement climatique, l'année 2023 a été marquée par des records de températures et des événements climatiques dévastateurs. Le Brésil connaît des inondations catastrophiques et je veux dire ma solidarité totale avec les victimes et leurs proches.
J'ai l'honneur d'avoir présidé en 2015 la COP21 qui a conduit à l'Accord de Paris sur la lutte contre le dérèglement climatique et d'être depuis huit ans Président du Conseil constitutionnel français. Cette double expérience m'a renforcé dans la conviction que l'environnement et le développement durable sont d'immenses défis, peut-être le plus grand défi de notre temps. Nos Cours ont et auront de plus en plus à connaître de contentieux climatiques et environnementaux. Dans ce contexte, nous, juges, n'avons, bien sûr, pas à nous substituer aux gouvernements, aux pouvoirs publics et aux organisations internationales, mais nous avons une responsabilité commune pour aider à relever ce défi.
Depuis plusieurs années, un nouveau type de contentieux émerge. Un rapport publié récemment par le Programme des Nations Unies pour l'environnement montre qu'il existe une forte augmentation des litiges liés au climat : aujourd'hui plus de 3 000 dans le monde. Ce nombre a doublé entre 2017 et 2022 et il est probable qu'il continue de croître. Si ces actions en justice ne sont pas toutes couronnées de succès, elles contribuent à sensibiliser l'opinion publique aux questions liées à l'environnement et au climat et à faire pression sur ceux qui peuvent agir.
Chaque système juridique et donc chaque Cour constitutionnelle a sa propre approche des questions juridiques liées à l'environnement. Certains systèmes considèrent l'environnement et la nature comme des sujets de droit, d'autres les considèrent comme des objets de devoirs. Cependant, des questions communes se posent, j'en présenterai trois.
1. Je commencerai par la question de la légitimité : les Cours constitutionnelles ont-elles un rôle spécifique à jouer dans le domaine de l'environnement et du climat ?
Des juges pour l'environnement. Dans l'affaire des Aînées suisses jugée le 9 avril dernier, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a repris à son compte les propos de l'amicus curiae présenté par les rapporteurs spéciaux des Nations Unies sur les droits de l'homme et l'environnement et sur les substances toxiques et l'environnement pour qui « la question n'est plus de savoir si, mais comment les juridictions compétentes en matière de droits de l'homme doivent aborder la question des effets des dommages environnementaux sur la jouissance des droits de l'homme ». Compte tenu de l'urgence et de la gravité de la menace que représentent la crise environnementale et le changement climatique, je partage totalement ce point de vue.
Séparation des pouvoirs et rôles complémentaires. L'arrêt rendu en 2022 par la Cour suprême des États-Unis dans l'affaire West Virginia c. EPA a montré que le principe de la séparation des pouvoirs reste un argument parfois invoqué pour justifier le rejet des requêtes climatiques. Certains n'hésitent pas à brandir la menace d'un « gouvernement des juges », affirmant que ceux-ci outrepassent leurs pouvoirs lorsqu'ils statuent dans le domaine de l'environnement. Seuls les décideurs politiques démocratiquement élus seraient en capacité de décider. Pour ma part, je crois que les tribunaux et le législateur ont des rôles complémentaires. Bien entendu, les juges doivent être conscients que, dans une démocratie, les mesures de lutte contre le changement climatique et pour la protection de l'environnement dépendent nécessairement du processus décisionnel démocratique. L'intervention du juge n'a pas vocation à remplacer les mesures qui doivent être prises par les pouvoirs législatif et exécutif, ou fournir un substitut à celles-ci. Toutefois, la démocratie ne saurait être réduite à la seule volonté majoritaire des électeurs et des élus, au mépris des exigences de l'État de droit et de la Constitution, qui est la loi des lois. La compétence des tribunaux est complémentaire à ces processus démocratiques. Les tribunaux remplissent leur rôle, souvent par le biais d'un dialogue qui laisse une marge d'appréciation aux décideurs politiques. Si les décisions judiciaires ont souvent conduit à des politiques plus ambitieuses, ce n'est pas parce que les juges réécrivent la loi, mais parce qu'ils appliquent la loi et la Constitution.
Quels sont les éléments les plus décisifs de ce dialogue et du rôle des juges constitutionnels ?
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L'interprétation des normes. Pour faire face à la crise environnementale et au changement climatique, il est impératif d'interpréter nos constitutions comme des instruments vivants. Cette méthode d'interprétation, associée à un dialogue constant avec les scientifiques, doit nous permettre d'adapter nos décisions à des contextes particuliers – situation économique et géopolitique, contexte social, etc. – et à des groupes spécifiques – enfants et jeunes, personnes âgées, femmes enceintes, personnes ayant des problèmes de santé, etc. Cette méthode d'interprétation circonstanciée est essentielle pour une juridiction constitutionnelle, dont le rôle est de mettre en balance les intérêts en présence. Par exemple, en août 2022, le Conseil constitutionnel français a validé une loi autorisant un terminal méthanier. Dans le contexte de la guerre en Ukraine et des difficultés d'approvisionnement en énergie, nous avons concilié les intérêts fondamentaux de la Nation avec la nécessité de protéger l'environnement.
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L'amélioration des normes. En France, nous avons une Charte de l'environnement qui fait partie de notre bloc de constitutionnalité depuis 2005. Le Conseil constitutionnel a récemment renforcé la protection de l'environnement. Nous avons affirmé que le droit à un environnement sain, inscrit à l'article 1er de cette Charte de l'environnement, a une valeur égale à celle d'autres principes fondamentaux du droit, notamment la liberté d'entreprendre. La protection de l'environnement est désormais une norme sur la base de laquelle le Parlement peut apporter des restrictions à d'autres droits ou libertés constitutionnels. Le rôle du Conseil est de veiller à ce que la conciliation entre la protection de l'environnement et la liberté d'entreprendre ne soit pas manifestement déséquilibrée. Ces normes ont une valeur constitutionnelle, contrairement à ce qui est souvent entendu. Nous ne sortons pas de notre rôle en faisant prévaloir ces normes, nous appliquons la Constitution.
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La contradiction des normes. Comment résoudre un conflit entre plusieurs droits environnementaux ? Récemment [décision n° 2023-848 DC du 9 mars 2023], il a été soulevé devant le Conseil constitutionnel français que l'installation d'éoliennes en mer pouvait être contraire au devoir de préservation de la biodiversité. L'argument n'a pas abouti mais la question pourrait se poser à nouveau en opposant transition énergétique et biodiversité, deux aspects de la protection de l'environnement. Dans ce cas, nous appliquerons probablement le traditionnel test de proportionnalité.
2. Deuxième question : comment les juridictions peuvent-elles s'adapter aux caractéristiques spécifiques de l'environnement et du changement climatique ?
Les grands défis liés à l'environnement présentent un triple caractère : ils sont interdisciplinaires, internationaux et intergénérationnels. Ces caractéristiques soulèvent des questions juridiques nouvelles. Il est donc nécessaire de développer une approche juridique qui tienne compte de la spécificité des litiges liés à l'environnement.
L'environnement a une dimension interdisciplinaire qui va au-delà de la sphère juridique. Par exemple, l'une des principales caractéristiques des affaires liées à l'environnement et au climat tient à la complexité des données scientifiques et techniques que les tribunaux doivent examiner. Les juges s'appuient sur des études et des rapports d'organismes internationaux compétents, comme le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolutions du climat (GIEC) ou l'Agence internationale de l'énergie (AIE), pour évaluer les effets de perturbations environnementales et climatiques sur les individus. Les preuves scientifiques jouent un rôle central dans la démonstration du lien de causalité, la quantification des dommages et l'élaboration des réponses politiques.
Afin de répondre à la critique selon laquelle les juges manqueraient de connaissances scientifiques et ne seraient pas aptes à trancher ces contentieux complexes, certains pays ont créé des tribunaux spécialisés pour les litiges environnementaux. En Inde, une loi adoptée en 2010 a créé le « National Green Tribunal », composé de juges et d'experts, qui peut être saisi à des fins d'indemnisation ou pour obtenir des recommandations en cas de pollution ou de dégradation de l'environnement. Des tribunaux environnementaux ont également été créés au Chili et en Chine. Personnellement, je ne crois guère à cet argument de l'incompétence des juges.
Les litiges environnementaux sont transdisciplinaires également au sein du droit. En règle générale, les affaires environnementales sont traitées par les cours ordinaires – cours administratives, civiles, pénales – et par les cours constitutionnelles par le biais du contrôle de constitutionnalité et des actions intentées par les citoyens. Dans le champ du droit constitutionnel, il y a soixante ans, le concept d'un droit fondamental à un environnement sain était considéré comme une idée nouvelle, voire radicale. Aujourd'hui, il est largement reconnu dans le droit international et consacré par une grande partie des États. Les droits liés à l'environnement figurent dans plus d'une centaine de constitutions nationales : il s'agit de la forme de protection juridique la plus forte qui soit. Cette proportion pourrait augmenter à la suite de la résolution de l'ONU de juillet 2022 reconnaissant le droit à un environnement propre, sain et durable.
Sur la dimension spatiale, le changement climatique est par nature un phénomène international. À l'échelle d'un État : comme l'a récemment jugé la Cour suprême du Canada à propos d'une règle fédérale de tarification du carbone contestée par des provinces fédérales, « le changement climatique exige une action collective nationale et internationale [car] les effets nocifs [des gaz à effet de serre] ne sont, par nature, pas confinés par les frontières ». Dans la célèbre affaire Urgenda, la Cour suprême néerlandaise, se référant à l'Accord de Paris, a ordonné à l'État néerlandais de réduire ses émissions de gaz à effet de serre. Elle a écarté l'argument selon lequel un État ne pouvait être tenu responsable d'un phénomène global causé par l'action cumulée de tous les États du monde.
À l'échelle régionale, dans la décision récente de la Cour européenne des droits de l'homme condamnant la Suisse pour inaction climatique, bien que l'arrêt ne concerne que la Suisse, il a des implications claires pour les autres États du Conseil de l'Europe qui n'auraient pas fixé d'objectifs suffisamment ambitieux de réduction des émissions ou mis en place une politique environnementale satisfaisante. La Cour a refusé l'argument de la « goutte d'eau dans l'océan », par lequel les gouvernements cherchent parfois à minimiser leur contribution au changement climatique mondial. Cette décision pourrait influencer les litiges en dehors des frontières européennes, car les tribunaux sont de plus en plus souvent amenés à traiter des questions de responsabilité des États au-delà des frontières nationales et s'imprègnent des décisions rendues par d'autres juridictions.
À l'échelle internationale, les normes environnementales ne sont pas ou pas encore uniformisées et peuvent varier en fonction des législations nationales. Les tribunaux ont le pouvoir de réduire ces disparités qui favorisent un certain « dumping environnemental ». Un moyen efficace est d'inclure des considérations transfrontalières dans les jugements. Dans une décision de 2020 appelée « UIPP », le Conseil constitutionnel français a jugé compatible avec la Constitution une loi qui interdisait aux entreprises françaises d'exporter dans d'autres pays des pesticides interdits au sein de l'UE. Notre raisonnement se justifie par la reconnaissance du fait que « la protection de l'environnement, patrimoine commun de l'humanité », est un objectif de valeur constitutionnelle. Nous gardons à l'esprit que le changement climatique est un problème mondial qui appelle une réponse mondiale et cohérente. En ce qui concerne la justice internationale, la Cour internationale de Justice doit bientôt – à la demande de l'Organisation des Nations unies – émettre un avis consultatif sur les obligations juridiques des pays en matière de climat.
Sur la dimension intertemporelle, les perturbations environnementales et le changement climatique ont à la fois des conséquences urgentes et des effets spécifiques et à long terme qui nous obligent à penser au destin des générations futures.Gardons à l'esprit l'impératif éthique du philosophe allemand Hans Jonas, formulé dans son livre de 1979 Le principe de responsabilité : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre ». Cette dimension intergénérationnelle était déjà présente dans les textes juridiques dès la Déclaration de Stockholm (1972), mais ce n'est que récemment qu'elle est véritablement devenue une question juridique majeure à l'échelle mondiale. Ce mouvement, qui soulève des questions importantes pour nos sociétés, peut être observé dans plusieurs constitutions – plus de la moitié des constitutions accordent une forme de protection aux générations futures. On retrouve ces considérations intergénérationnelles également dans les contentieux, ce qui confirme que ces textes ne sont pas de simples principes moraux, mais les fondements effectifs de droits et d'obligations juridiquement contraignants. Par exemple, la décision de la Cour constitutionnelle fédérale allemande de 2021 a déclaré la « loi climat » inconstitutionnelle parce qu'elle reportait une grande partie de la charge des réductions d'émissions sur les générations postérieures à 2030.
En France, le préambule de la Charte de l'environnement mentionne « la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins ». En 2022, puis en 2023, le Conseil constitutionnel s'est fondé sur cette disposition pour étendre son contrôle aux effets que la loi pourrait avoir à l'avenir sur l'environnement. Dans une décision de 2023 sur une loi relative à la création et à l'exploitation d'un centre de stockage de déchets radioactifs, le Conseil constitutionnel s'est fondé sur le droit de chacun à vivre dans un environnement équilibré pour juger que le législateur « lorsqu'il adopte des mesures susceptibles de porter une atteinte grave et durable à l'environnement, doit veiller à ce que les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne compromettent pas la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins, en préservant leur liberté de choix à cet égard ».
Au niveau régional, dans l'affaire déjà citée des Aînées suisses, la Cour européenne des droits de l'homme a déclaré que les générations futures risquent de supporter le fardeau croissant des conséquences des manquements et omissions d'aujourd'hui dans la lutte contre le changement climatique et que, dans le même temps, elles n'ont pas la possibilité de participer aux processus décisionnels actuels.
Cette notion des générations futures soulève d'importantes questions juridiques, notamment celle de la caractérisation d'un dommage qui n'est pas encore survenu, la question de la capacité à agir et de la représentation ou encore l'identité du débiteur. Face à ces nouvelles dimensions, le rôle des juges est crucial. Jusqu'à présent, les juges étaient invités à prendre en compte uniquement les considérations passées et présentes. Aujourd'hui, ils doivent aussi intégrer les enjeux du futur et des prochaines générations. On demande aux juges de devenir en quelque sorte des juges de l'avenir, des anticipateurs. Comme dans toutes les grandes évolutions, les juges sont capables de prendre en compte des réalités nouvelles, mais avec prudence. Lorsque la plupart de nos constitutions ont été adoptées, la notion de changement climatique n'existait pas encore. Cela doit être gardé à l'esprit dans les débats actuels et cruciaux sur les méthodes d'interprétation, originalisme contre instruments vivants.
3. Troisième et dernière question : comment garantir la mise en œuvre des décisions du juge ?
L'effectivité des décisions de justice en matière d'environnement et de changement climatique est une question majeure, en particulier lorsqu'il s'agit de faire respecter un « droit à ne pas subir les effets néfastes du changement climatique », comme l'a reconnu récemment la Cour suprême de l'Inde. Les décisions judiciaires des tribunaux peuvent être très utiles dans les affaires liées à la pollution de l'air ou de l'eau, à la préservation des forêts ou des espèces sauvages. Le changement climatique est cependant un problème multidimensionnel qui ne peut être traité par un seul ou un petit ensemble de décisions. Un catalogue exhaustif de droits ou un droit autonome pour les générations futures est vain si l'effectivité de ces droits n'est pas garantie. Le rôle des juges dans la phase exécutoire de leurs décisions est de plus en plus important. Il convient de souligner que la mise en œuvre des décisions de justice relatives à l'environnement et au climat présente des difficultés propres.
Le temps judiciaire. L'urgence des situations impose parfois d'agir dans des délais courts, qui ne sont pas toujours ceux des tribunaux. Parmi les outils juridiques disponibles, il est nécessaire de prévoir ceux qui permettent aux juges de statuer dans des délais adaptés aux urgences environnementales. Des procédures spéciales existent parfois. Par exemple, en Belgique, le législateur a créé des procédures d'urgence en matière d'environnement qui peuvent être utilisées, sous certaines conditions, par le procureur, une autorité administrative ou une organisation environnementale dotée de la personnalité juridique, pour demander au tribunal de faire cesser des actions qui méconnaissent ou menacent de méconnaître le droit à un environnement sain et permet ainsi de prévenir des dommages.
Le critère de gravité compte également. En Amérique latine, certaines Cours suprêmes font une distinction entre les jugements déclaratoires et les jugements exécutoires. Par exemple, lorsque la Cour décide qu'une rivière doit être nettoyée, elle émet un jugement déclaratoire. Ensuite, un processus d'exécution est conçu pour contrôler la mise en œuvre de la décision. Des agents de conformité indépendants sont nommés et travaillent de manière autonome, mais sous le contrôle de la Cour. Compte tenu de l'importance des enjeux, des mécanismes d'exécution des décisions de justice peuvent être mobilisés, comme l'amende. En France, le juge administratif dispose d'un pouvoir d'injonction et d'astreinte. Dans l'affaire Les Amis de la Terre concernant la pollution de l'air, le Conseil d'État a jugé que l'État n'avait pas pris les mesures suffisantes pour assurer le respect de sa première décision qui lui enjoignait d'élaborer et de mettre en œuvre un plan pour améliorer la qualité de l'air. Les juges ont condamné l'État à une astreinte de 10 millions d'euros par semestre de retard.
Les difficultés institutionnelles, politiques et économiques peuvent aussi affecter la mise en œuvre des décisions. Dans certains pays, l'exécution des décisions de justice est entravée par la réalité sociale et politique complexe et conflictuelle et par l'incapacité des dirigeants politiques et des gouvernements à faire appliquer ces décisions de manière efficace. Dans ce contexte, les décisions des tribunaux en faveur de la protection de l'environnement et de la nature peuvent se heurter à la faiblesse du cadre institutionnel du pays et au risque d'instabilité des normes constitutionnelles qui en découlent. En outre, dans un pays où les inégalités sociales et la pauvreté sont importantes, il est parfois difficile d'assurer la protection d'un territoire vaste, et d'assurer ainsi la réalisation du droit à un environnement durable pour les générations actuelles et futures.
Nouveaux instruments de mise en œuvre. Aux outils d'exécution traditionnels – injonction, cessation du comportement illicite – peuvent alors s'ajouter de nouveaux instruments : la création de fonds pour le changement climatique à l'image de ce qui existe au Brésil, le préjudice d'éco-anxiété vis-à-vis des générations futures en Belgique. Demain, peut-être, des « réparations mémorielles » pour l'avenir ? Tout en respectant la séparation des pouvoirs, il est important de veiller à ce que chaque branche assume ses responsabilités. Je voudrais souligner la question de plus en plus fréquente consistant pour les juges à agir en cas de déficiences de la part des pouvoirs exécutif et législatif. Les juges peuvent ordonner de fixer une trajectoire climatique, puis de vérifier que cette trajectoire soit suffisamment ambitieuse au regard des textes juridiques et, enfin, de contrôler sa bonne exécution. Je pense qu'il s'agit d'une approche sage et pertinente.
En conclusion, une question : remplir notre rôle de juges sera-t-il facile ? Probablement pas. D'abord, à cause du contexte dans lequel, avec des différences évidentes selon les pays et les continents, les recours au juge et les décisions du juge en matière environnementale vont intervenir. Nous avons vécu ces dernières années une augmentation des recours et, malgré des résistances importantes, une acceptation assez large des décisions de justice, même novatrices. Il n'est pas certain que cet accueil plutôt favorable envers les décisions de justice se poursuive, la critique d'un « gouvernement des juges » est souvent entendue, notamment dans ce domaine. Dans le même temps, il est probable que le dérèglement climatique, en tous cas, à court terme, va continuer avec ses conséquences néfastes. Les décideurs politiques ne sont pas toujours à la hauteur, incarnant la « tragédie des horizons » et rappelant la fameuse formule de Churchill sur la différence entre l'homme politique qui pense à sa prochaine élection et l'homme d'État à la prochaine génération. Les intérêts en jeu – notamment économiques et financiers – sont considérables. Les résistances aussi, surtout si les actions pro climat ne sont pas accompagnées d'un fort accent de justice sociale. En résumé, le risque existe qu'un mouvement se développe accusant les juges de se mêler de ce qui ne les regarde pas. Nos décisions seront donc probablement plus contestées et plus délicates mais aussi plus nécessaires.
(1): Ce texte a fait l'objet d'une communication orale lors d'une matinée-débat organisée par le Tribunal suprême fédéral du Brésil à Brasilia le 15 mai 2024.
Citer cet article
Laurent FABIUS. « Justice et environnement : le rôle des Cours constitutionnelles », Titre VII [en ligne], n° 13, L'environnement, novembre 2024. URL complète : https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/justice-et-environnement-le-role-des-cours-constitutionnelles
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