Titre VII
N° 13 - novembre 2024
Conciliation entre principes dans la jurisprudence constitutionnelle relative à la protection de l’environnement
Lorsque l'environnement est en cause, le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel sur la conciliation opérée par le législateur entre principes antagonistes, qu'il s'agisse de droits, de libertés, d'objectifs de valeur constitutionnelle ou de « simples » intérêts généraux, ne diffère guère de celui exercé dans les autres matières. Mettant en œuvre l'exigence générale de proportionnalité entre les restrictions apportées par le législateur aux droits et libertés de valeur constitutionnelle et l'objectif poursuivi, il s'exerce soit sur les restrictions apportées aux droits antagonistes au nom de la protection de l'environnement, soit sur les restrictions apportées au droit à un environnement équilibré et respectueux de la santé au nom d'objectifs antagonistes. La conciliation est toutefois devenue plus favorable à l'environnement dans la jurisprudence récente en raison de la prise en compte grandissante du préambule de la Charte.
Lorsque l'environnement est en cause, le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel sur la conciliation opérée par le législateur entre principes antagonistes, qu'il s'agisse de droits, de libertés, d'objectifs de valeur constitutionnelle ou de « simples » intérêts généraux, ne diffère guère de celui exercé dans les autres matières. Mettant en œuvre l'exigence générale de proportionnalité entre les restrictions apportées par le législateur aux droits et libertés de valeur constitutionnelle et l'objectif poursuivi, il s'exerce soit sur les restrictions apportées aux droits antagonistes au nom de la protection de l'environnement, soit sur les restrictions apportées au droit à un environnement équilibré et respectueux de la santé au nom d'objectifs antagonistes. La conciliation est toutefois devenue plus favorable à l'environnement dans la jurisprudence récente, à la fois du fait de la consécration de la valeur constitutionnelle de l'objectif de protection de l'environnement et de la prise en compte du préambule de la Charte de l'environnement.
A) La conciliation au service de l'environnement : un contrôle allégé des restrictions aux libertés antagonistes
Les possibilités offertes au législateur pour préserver l'environnement au détriment de droits antagonistes ont longtemps été incomprises, en particulier par la doctrine. Les travaux préparatoires de la Charte en portent encore la trace lorsqu'ils affirment que « si le Conseil constitutionnel admet l'intervention du législateur, les dispositions qu'il adopte dans le but d'intérêt général qui s'attache à la protection de l'environnement ne peuvent déroger à aucune règle non plus qu'à aucun principe de valeur constitutionnelle. Il lui est dès lors très difficile de s'engager véritablement dans une démarche de développement durable, l'environnement n'étant pas protégé par des normes de même valeur que le développement économique et social »(1). Comme je l'ai déjà montré, le Conseil avait pourtant admis dès 2000 que le principe d'égalité puisse être restreint au nom de l'objectif d'intérêt général de protection de l'environnement dès lors que le dispositif prévu est proportionné à cet objectif(2). Les autres libertés dites « de second rang », liberté d'entreprendre, liberté contractuelle, droit de propriété ou libre administration des collectivités locales le pouvaient donc également, ce que le Conseil confirmera après l'entrée en vigueur de la Charte. Sans se référer à ce texte, il va ainsi admettre que le législateur puisse restreindre la liberté d'entreprendre en adoptant :
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une mesure d'interdiction totale de la fracturation hydraulique pour l'exploration ou l'exploitation des hydrocarbures afin de prévenir les risques pour l'environnement, dans une décision QPC de 2012(3) ;
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une mesure d'interdiction totale de l'usage des néonicotinoïdes et des semences traitées avec ces produits afin de prévenir des risques pour l'environnement et la santé publique, certes plus controversés scientifiquement, mais dont l'appréciation est laissée au législateur par le Conseil, dans une décision DC de 2016(4).
Que la démarche soit de prévention ou de précaution, des mesures restrictives de la liberté d'entreprendre ont donc déjà été déclarées constitutionnelles par le Conseil sans même que la Charte soit mobilisée. Si le principe d'une conciliation en faveur de l'environnement est déjà admis durant cette première période, ce sont les caractéristiques du contrôle de proportionnalité qui vont toutefois évoluer à partir de 2020, du fait de la prise en compte par le Conseil du préambule de la Charte. Le contrôle de proportionnalité exercé sur les restrictions apportées aux libertés antagonistes au nom de la protection de l'environnement va ainsi s'alléger sur deux points, à la fois du fait de la consécration de la valeur constitutionnelle de l'objectif de protection de l'environnement et de sa reconnaissance en tant que « patrimoine commun des êtres humains ».
1. Un contrôle restreint des restrictions à ces libertés dû à la consécration de la valeur constitutionnelle de l'objectif de protection de l'environnement
Dans la jurisprudence du Conseil, les libertés « de second rang » ont toujours pu être restreintes au nom d'un intérêt général simple, à la différence des libertés « de premier rang » (liberté de communication, individuelle et d'association) pour lesquelles un objectif de valeur constitutionnelle (OVC) a toujours – ou presque – été exigé. L'érection de la protection de l'environnement en tant qu'OVC a donc eu pour les premières un seul effet, celui d'alléger le contrôle de proportionnalité exercé : d'entier, celui-ci est devenu restreint à la sanction des seules disproportions manifestes, laissant ainsi au législateur une marge de manœuvre supplémentaire dans la mise en œuvre de la conciliation, qui sera moins strictement contrôlée.
La chose est claire pour la liberté d'entreprendre du fait de la multiplicité des décisions rendues avant et après 2020, qui permettent de comparer l'intensité du contrôle exercé.
L'interdiction de la fracturation hydraulique a ainsi fait l'objet d'un contrôle entier de proportionnalité en 2013, parce qu'elle est encore considérée comme un « but d'intérêt général » : « qu'en interdisant le recours à des forages suivis de fracturation hydraulique de la roche pour l'ensemble des recherches et exploitations d'hydrocarbures, lesquelles sont soumises à un régime d'autorisation administrative, le législateur a poursuivi un but d'intérêt général de protection de l'environnement ; que la restriction ainsi apportée tant à la recherche qu'à l'exploitation des hydrocarbures, qui résulte de l'article 1er de la loi du 13 juillet 2011, ne revêt pas, en l'état des connaissances et des techniques, un caractère disproportionné au regard de l'objectif poursuivi »(5).
En revanche, l'interdiction de certains pesticides en 2020 ou de l'étiquetage des fruits et légumes en 2023 n'a fait l'objet que d'un contrôle restreint, cet objectif ayant acquis une valeur constitutionnelle sur le fondement du préambule de la Charte. Dans sa décision QPC du 31 janvier 2020 Interdiction de la production, du stockage et de la circulation de certains produits phytopharmaceutiques, le Conseil décide en effet, après avoir transformé cet objectif en OVC, qu'« en adoptant les dispositions contestées, le législateur a assuré une conciliation qui n'est pas manifestement déséquilibrée entre la liberté d'entreprendre et les objectifs de valeur constitutionnelle de protection de l'environnement et de la santé »(6). Il récidive dans sa décision QPC de 2023 Interdiction d'étiquetage des fruits et légumes(7). Alors que l'association interprofessionnelle des fruits et légumes frais reproche à cette interdiction de porter une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre, d'autres moyens moins contraignants pour faciliter le compostage domestique existant entre les mains du législateur, le Conseil rappelle qu' « il ne lui appartient pas de rechercher si les objectifs que s'est assignés le législateur auraient pu être atteints par d'autres voies, dès lors que les modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées à l'objectif visé »(8). Non seulement le test de proportionnalité qu'il exerce sur la mesure adoptée exclut celui de sa nécessité – au sens de la recherche d'une mesure alternative moins contraignante – mais les modalités de celle adoptée ne font l'objet que d'un contrôle restreint. La disproportion manifeste ainsi sanctionnée ne peut dès lors résulter que de son champ d'application trop large, de l'insuffisance des garanties entourant sa mise en œuvre ou de sa gravité excessive.
Pour la liberté contractuelle et le droit de propriété, la jurisprudence est moins claire du fait du moindre nombre de décisions rendues, mais la constitutionnalisation de l'OVC de protection de l'environnement a eu, ou aura, sans doute les mêmes effets.
Pour la liberté contractuelle, le contrôle est bien restreint depuis 2020. En témoigne la décision QPC de 2022 Obligation de stockage des déchets ultimes, qui précise que « les dispositions contestées portent une atteinte manifestement disproportionnée au droit au maintien des conventions légalement conclues »(9). Elles obligent en effet « l'exploitant à réceptionner tous les déchets ultimes qui lui sont apportés par certaines filières industrielles, quand bien même elles ne rencontreraient pas de difficultés pour procéder à leur traitement ». La mesure, qui est susceptible de faire obstacle à l'exécution des contrats qu'il a préalablement conclus avec les apporteurs d'autres déchets, est donc trop largement conçue tout en n'étant pas accompagnée pour ces derniers de garanties suffisantes pour pouvoir éviter l'écueil de la disproportion, même réduite au manifeste.
Pour le droit de propriété, il n'y a aucune décision postérieure à 2020, étant précisé que celle rendue en 2015 Loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte témoignait encore de l'exercice antérieur d'un contrôle entier : la conciliation entre le droit de propriété et l'objectif d'intérêt général de « diminution de la production de déchets » opérée par le législateur y est considérée comme portant « une atteinte disproportionnée au droit de propriété » pour insuffisance des garanties prévues(10) : « si les dispositions contestées pouvaient imposer que la majorité du capital d'un éco-organisme constitué sous forme de société soit détenue par des producteurs, importateurs et distributeurs représentatifs des adhérents à cet éco-organisme pour les produits concernés, elles ne pouvaient imposer une telle obligation nouvelle aux sociétés et à leurs associés et actionnaires sans que soient prévues des garanties de nature à assurer la protection du droit de propriété ».
Dans le reste de sa jurisprudence, on observe toutefois que pour les limitations apportées au droit de propriété comme pour celles apportées à la liberté d'entreprendre, le contrôle s'allège en présence d'un OVC, dont celui de protection de la santé, alors qu'il est approfondi en cas de poursuite d'un intérêt général simple(11). Le contrôle devrait donc logiquement s'alléger en présence de l'OVC de protection de l'environnement.
Quant à la libre administration des collectivités territoriales, les restrictions qui y sont apportées font également l'objet d'un contrôle restreint depuis 2020 lorsque l'OVC de protection de l'environnement est poursuivi. En témoigne la décision QPC de 2022 Restrictions apportées au développement des installations de tri mécano-biologiques des déchets(12). Le dispositif prévu, qui privilégie le tri à la source des biodéchets plutôt que leur prise en charge par des installations de traitement mécano-biologique, est considéré comme ne méconnaissant pas ce principe dès lors que « [s]es modalités [...] ne sont pas manifestement inappropriées à l'objectif visé »(13). La qualification d'OVC de l'objectif poursuivi n'y a toutefois sans doute pas été déterminante, tant le contrôle exercé sur les restrictions à ce principe a toujours été restreint, même lorsqu'un intérêt général simple est poursuivi.
Le contrôle pourrait certes s'approfondir pour toutes ces libertés de second rang en raison de la gravité de l'atteinte qui y serait apportée(14). Mais aucune décision n'illustre encore un tel approfondissement. Seule la poursuite d'autres OVC, dont la protection de la santé ou la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation, a exceptionnellement emporté l'exercice d'un contrôle entier lorsque de telles restrictions, qui visaient en l'occurrence la liberté d'entreprendre, étaient apportées par la loi(15).
Le contrôle de proportionnalité des restrictions apportées aux libertés antagonistes est donc désormais pour l'essentiel restreint du fait de la consécration de la protection de l'environnement en tant qu'OVC. Mais ce n'est pas tout : ses exigences ont également été allégées du fait de la qualification de l'environnement de « patrimoine commun des êtres humains », toujours sur le fondement du préambule de la Charte.
2. Un contrôle de l'adéquation distendu par la prise en compte du préambule de la Charte : l'environnement, « patrimoine commun des êtres humains »
Le test de proportionnalité exercé sur les restrictions apportées à ces libertés est double. À côté du contrôle de la proportionnalité au sens strict dont on vient de décrire le jeu, existe en effet un contrôle de l'adéquation – avec lequel il s'entremêle d'ailleurs parfois – dont les caractéristiques ont aussi évolué.
Rappelons que dès les premières décisions relatives à des restrictions adoptées dans le but de protéger l'environnement, le Conseil a exigé, comme dans le reste de sa jurisprudence, que ces restrictions soient « en rapport direct » avec l'objectif poursuivi(16). Cette exigence a été la cause de plusieurs déclarations d'inconstitutionnalité avant et après l'adoption de la Charte, soit que le champ d'application du dispositif ait été jugé excessif(17), soit qu'il ait été jugé trop restreint(18), soit que son rapport avec cet objectif ait été jugé trop indirect et incertain(19). Dans toutes ces hypothèses, la conciliation opérée par le législateur a été déclarée contraire à la Constitution.
On l'aura compris, les politiques publiques de protection de l'environnement doivent être bien calibrées, l'adoption de dispositifs insuffisants ne passant en particulier pas le cap du contrôle de l'adéquation. En témoigne, entre autres, la décision Loi de finances pour 2010 relative à la contribution carbone, qui juge les régimes d'exemption, trop importants, contraires à l'objectif de lutte contre le réchauffement climatique poursuivi(20).
Or, un tel contrôle, qui sanctionne aussi l'excès de protection, a été allégé sur ce point en application du préambule de la Charte lorsque l'objectif de protection de l'environnement est devenu un OVC, donc dans la décision QPC du 31 janvier 2020 Interdiction de la production, du stockage et de la circulation de certains produits phytopharmaceutiques. Opérant un revirement de jurisprudence, le Conseil y qualifie en effet la protection de l'environnement, nouvellement érigée en OVC, de « patrimoine commun des êtres humains » et juge que « le législateur est fondé à tenir compte des effets que les activités exercées en France peuvent porter à l'environnement à l'étranger »(21). Passe ainsi à la trappe une interdiction que le Conseil avait d'abord attachée à son contrôle de l'adéquation. Statuant sur l'OVC de protection de la santé, le Conseil avait en effet considéré en 2015 que « la commercialisation [des produits en cause] est autorisée dans de nombreux pays ; qu'ainsi, la suspension de [leur] fabrication et de [leur] exportation [...] sur le territoire de la République ou à partir de ce territoire est sans effet sur [leur] commercialisation [...] dans [ces] pays [...] ; que, par suite, en suspendant [leur] fabrication et [leur] exportation [...] en France ou depuis la France [en plus de leur commercialisation en France], le législateur a apporté à la liberté d'entreprendre des restrictions qui ne sont pas en lien avec l'objectif poursuivi »(22). Encore appliquée en 2016 dans une décision DC relative aux néonicotinoïdes qui mobilisait tant l'OVC de protection de la santé que l'objectif d'intérêt général de protection de l'environnement(23), l'exigence d'un tel lien entre le dispositif retenu et l'objectif poursuivi disparaît donc en 2020. Le Conseil a ainsi permis au législateur d'opérer une conciliation plus favorable à l'environnement, dont la protection revêt désormais une portée universelle.
Une observation finale : dans la jurisprudence, le contrôle restreint de proportionnalité ainsi décrit s'est pour l'essentiel appliqué aux restrictions apportées aux libertés économiques. Il s'appliquerait toutefois demain aux éventuelles restrictions que le législateur jugerait opportun d'apporter à la liberté personnelle, sauf si celles-ci devaient dépasser un certain seul de gravité. D'éventuelles restrictions aux droits relevant de la sécurité juridique(24) ou aux droits de premier rang feraient en revanche l'objet d'un contrôle plus approfondi, c'est-à-dire d'un contrôle entier et, le cas échéant, d'un triple test de proportionnalité. La conciliation, si elle devait demain y prendre place, serait donc à l'évidence plus surveillée par le Conseil en conformité avec les lignes générales de sa jurisprudence.
B) La conciliation au détriment de l'environnement : un contrôle en voie de renforcement des restrictions apportées au droit à un environnement équilibré et respectueux de la santé
Quid des régressions ou des mesures affectant l'environnement prises au nom d'objectifs antagonistes légitimes ? Appréhendées au départ sous le seul angle de la mise en œuvre du principe de conciliation posé à l'article 6 de la Charte, elles méritaient mieux, en particulier afin de pouvoir être contestées en QPC. Comme pour les droits sociaux, la mise en œuvre peut en effet se transformer en mise en cause de l'un des droits concernés et appeler l'exercice du contrôle général exercé sur les restrictions apportées aux droits et libertés dans la jurisprudence du Conseil : celui de la justification et de la proportionnalité(25).
Tel est justement le cas dans la jurisprudence actuelle : le contrôle de la justification et de la proportionnalité des restrictions apportées au droit à un environnement équilibré et respectueux de la santé consacré par l'article 1er de la Charte, apparu dès novembre 2018 de façon implicite, y est désormais exercé de façon explicite depuis 2020, en DC comme en QPC. Il s'est ensuite progressivement approfondi du fait de la mobilisation du 7e alinéa du préambule et, à partir de 2023, s'appuyant sur une interprétation de l'article 1er « éclairée par cet alinéa », a abouti à la marginalisation de l'article 6 de la Charte. Conséquence : un contrôle identique des mesures susceptibles d'affecter l'environnement exercé en DC et en QPC et intégrant l'objectif d'un développement durable.
1. Première étape : l'application du contrôle de la justification et de la proportionnalité
Non explicite dans deux décisions de 2018 et 2020, le Conseil examinant les limites des dispositifs contestés et les garanties les accompagnant sans les qualifier de « limitations » apportées au droit consacré à l'article 1er de la Charte et sans qualifier le contrôle exercé de contrôle de proportionnalité(26), le contrôle exercé s'enrichit de manière décisive tout en devenant explicite dans sa décision n° 809-DC du 10 décembre 2020, Loi relative aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire pour les betteraves sucrières (27). Une formulation de principe y surgit en effet, ainsi rédigée : « Les limitations portées par le législateur à l'exercice de ce droit ne sauraient être que liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi ». Ce sont donc les deux contrôles de la justification – par un intérêt général ou une exigence constitutionnelle – et de la proportionnalité qui font leur entrée sur la scène que nous observons. Le droit à un environnement équilibré et respectueux de la santé consacré à l'article 1er de la Charte, sur la portée duquel il avait été beaucoup glosé, est ainsi aligné sur les autres droits et libertés du bloc de constitutionnalité, laissant même derrière lui les droits sociaux qui n'ont jamais fait l'objet d'un régime de protection aussi explicite contre les limitations qui y sont apportées(28). Le saut qualitatif est remarquable, même si la décision déclare en l'occurrence la régression/limitation temporaire apportée par la loi conforme à la Constitution : la dérogation – pour les betteraves sucrières – à l'interdiction, posée antérieurement par la loi, d'utilisation de produits phytopharmaceutiques contenant des néonicotinoïdes est, du fait de la limitation matérielle et temporelle de son champ d'application, considérée comme proportionnée à l'objectif d'intérêt général de préservation des entreprises du secteur en cause et de leurs capacités de production(29).
2. Seconde étape : l'enrichissement du contrôle via la prise en compte du préambule de la Charte
Lue ensuite à la lumière du septième alinéa du préambule de la Charte, cette formulation a été complétée par le Conseil dans sa décision du 27 octobre 2023, Stockage en couche géologique profonde des déchets radioactifs: pour être admises, les mesures susceptibles de porter une atteinte grave et durable à l'environnement ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins en préservant leur liberté de choix à cet égard(30). Est ainsi imbriquée à l'exigence de justification et de proportionnalité des limitations celle de promotion d'un environnement durable. Également issue d'une construction jurisprudentielle progressive, cette nouvelle lecture de l'article 1er de la Charte a ainsi pour effet de permettre au juge d'imposer des conditions ou des garanties plus contraignantes à tout dispositif susceptible d'être particulièrement attentatoire à l'environnement(31). La conciliation opérée par le législateur sur le fondement de l'article 1er de la Charte doit donc prendre en compte cette contrainte nouvelle. Mais si le droit à un environnement équilibré et respectueux de la santé est désormais lu comme un droit à un environnement équilibré, durable et respectueux de la santé, le contrôle de proportionnalité des restrictions qui y sont apportées n'en reste pas moins restreint lorsque l'objectif poursuivi est de valeur constitutionnelle, comme en témoigne explicitement la décision précitée de 2023(32).
3. La marginalisation progressive de l'article 6 de la Charte
Une dernière évolution, essentielle, doit être observée. Alors même que l'obligation de promouvoir un développement durable posée à l'article 6 de la Charte, considérée comme un objectif à destination des pouvoirs publics, n'a pas été considérée comme un droit ou une liberté invocable en QPC, elle reste mobilisée au soutien de la décision n° 2020-809 DC sur les betteraves, comme fondement, dans les normes de référence et à côté des articles 1er et 2 de la Charte, des contrôles des garanties légales et de justification/proportionnalité qui y sont introduits. Dans la suite de la décision, le contrôle est toutefois exercé de façon distincte sur le fondement de l'article 1er et des autres articles de la Charte, dont l'article 6.
Qu'allait-il se passer en QPC ? L'article 6 va purement et simplement être gommé des normes de référence invoquées à l'appui des contrôles exercés par le Conseil. Et le tour est joué : les restrictions apportées au droit à un environnement équilibré et respectueux de la santé deviennent aussi contestables en QPC dès 2022(33). Cet effacement se prolonge en DC, laissant la place à la prise en compte du préambule de la Charte et de l'objectif de développement durable qu'il mentionne(34). Le droit de l'article 1er lu à la lumière de cet objectif, apparu en DC en 2023, sera donc aussi invocable en QPC.
Du principe de conciliation posé à l'article 6 à son application via l'article 1er de la Charte et son préambule, le chemin parcouru est remarquable et montre la volonté du Conseil d'assoir un contrôle identique en DC et en QPC.
(1): Loi constitutionnelle n° 2005-205 du 1er mars 2005 relative à la Charte de l'environnement.
AN. Rapport n° 1595, de N. Kosciusko-Morizet, fait au nom de la commission des lois, déposé le 12 mai 2004, p. 23.(2): V. en ce sens deux décisions de 2000 et 2002 relatives, pour la première, à la TGAP (n° 2000-441 DC du 28 décembre 2000, Loi de finances rectificative pour 2000, cons. 32 et s.) et, pour la seconde, à la contribution qui devait, sous certaines conditions, peser sur les personnes mettant des imprimés publicitaires à la disposition du public (Cons. const., déc. n° 2002-464 DC du 27 décembre 2002, Loi de finances pour 2003, cons. 55 et s.). V. également V. Goesel-Le Bihan, « L'environnementalisation du droit constitutionnel : le jeu de l'objectif de préservation de l'environnement dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel », in C. Roux (dir.), L'environnementalisation du droit - Études en l'honneur de Sylvie Caudal, IFJD, 2020, p. 232 et s.
(3): Cons. const., déc. n° 2013-346 QPC du 11 octobre 2013, Société Schuepbach Energy LLC [Interdiction de la fracturation hydraulique pour l'exploration et l'exploitation des hydrocarbures - Abrogation des permis de recherches], cons. 12.
(4): Cons. const., déc. n° 2016-737 DC du 4 août 2016, Loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, paragr. 39.
(5): Cons. const., déc. n° 2013-346 QPC du 11 octobre 2013 précitée, cons. 12.
(6): Cons. const., déc. n° 2019-823 QPC du 31 janvier 2020, paragr. 12.
(7): Cons. const., déc. n° 2023-1055 QPC du 16 juin 2023.
(8): Paragr. 9.
(9): Cons. const., déc. n° 2021-968 QPC du 11 février 2022, Fédération nationale des activités de dépollution [Obligation de stockage des déchets ultimes issus d'activités de tri ou de recyclage pour les exploitants d'installations de stockage des déchets non dangereux], paragr. 13.
(10): Cons. const., déc. n° 2015-718 DC du 13 août 2015, cons. 29 et s.
(11): En ce sens, v. entre autres, Cons. const., déc. n° 2015-727 DC du 21 janvier 2016, Loi de modernisation de notre système de santé, cons. 21.
(12): Cons. const., déc. n° 2022-990 QPC du 22 avril 2020.
(13): Paragr. 12.
(14): Le jeu de cette échelle de gravité pour les libertés de second rang est présenté dans ma systématisation proposée in L'échelle de protection des droits et libertés dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Mélanges en l'honneur d'E. Picard, à paraître.
(15): En ce sens et pour les décisions rendues, v. V. Goesel-Le Bihan, « Un équilibre général actuel ? : des libertés fondamentales, mais relatives - En contentieux constitutionnel français » in communication au colloque Les libertés économiques face aux défis du XXIe siècle : quel équilibre jurisprudentiel ?, Université Lumière Lyon 2, 30 novembre 2023, disponible sur : [https://transversales.org/edition-2023/actes-en-ligne/un-equilibre-general-actuel-des-libertes-fondamentales-mais-relatives-en-contentieux-constitutionnel-francais].
(16): Cons. const., déc. n° 2002-464 DC du 27 décembre 2002, Loi de finances pour 2003, cons. 57.
(17): Cons. const., déc. n° 2000-441 DC du 28 décembre 2000, Loi de finances rectificative pour 2000, cons. 38.
(18): Cons. const., déc. n° 2002-464 DC, précitée.
(19): Cons. const., déc. n° 2013-317 QPC du 24 mai 2013, Syndicat français de l'industrie cimentière et autre [Quantité minimale de matériaux en bois dans certaines constructions nouvelles], cons. 10.
(20): Cons. const., déc. n° 2009-599 DC du 29 décembre 2009, cons. 77 et s.
(21): Cons. const., déc. n° 2019-823 QPC du 31 janvier 2020, paragr. 4 et 6.
(22): Cons. const., déc. n° 2015-480 QPC du 17 septembre 2015, Association Plastics Europe [Suspension de la fabrication, de l'importation, de l'exportation et de la mise sur le marché de tout conditionnement à vocation alimentaire contenant du Bisphénol A], cons. 8.
(23): Cons. const., déc. n° 2016-737 DC du 4 août 2016, Loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, paragr. 39.
(24): En ce sens, v. déjà, pour le droit au maintien des situations légalement acquises mobilisé en tandem avec le droit de propriété, Cons. const., déc. n° 2015-718 DC du 13 août 2015, Loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte, cons. 29 à 36.
(25): En ce sens, v. mon analyse développée lors d'un colloque en juin 2018 : « l'article 1er de la Charte reste [...] [aujourd'hui] une disposition pour l'essentiel virtuelle. Il appartient donc au Conseil, non de la faire entrer dans le giron des droits et libertés de valeur constitutionnelle, giron qui est déjà le sien, mais de lui appliquer les différents contrôles de l'« excès » et du « trop peu » de la loi qu'il a forgés au cours des dernières décennies » (V. Goesel-Le Bihan, « L'environnementalisation du droit constitutionnel [...] », op. cit., p. 240).
(26): Cons. const., déc. n° 2018-772 DC du 15 novembre 2018, Loi portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique, paragr. 2 à 31 ; Cons. const., déc. n° 2020-807 DC du 3 décembre 2020, Loi d'accélération et de simplification de l'action publique, paragr. 5 à 15.
(27): Cons. const., déc. n° 2020-809 DC du 10 décembre 2020, paragr. 14.
(28): En ce sens, v. V. Goesel-Le Bihan, « Protection de l'environnement : une obligation de standstill relative », Tribune, AJDA, 2021, p. 177.
(29): À noter que les dérogations provisoires accordées en 2021 et 2022 sur le fondement de la loi ainsi soumise au Conseil et déclarée conforme à la Constitution, ont par la suite été jugées contraires au droit de l'Union européenne par le Conseil d'État suite à une question préjudicielle posée – par le Conseil d'État belge – à la CJUE, des règlements de l'Union interdisant expressément l'utilisation de ces produits. En ce sens, v. CE, 3 mai 2023, n° 450155.
(30): Cons. const., déc. n° 2023-1066 QPC du 27 octobre 2023, paragr. 4 à 7.
(31): En ce sens, mais sans que l'articulation entre l'article 1er de la Charte et le 7e alinéa du préambule soit encore explicitée par la référence aux atteintes graves et durables, v. Cons. const., déc. n° 2022-843 DC du 12 août 2022, Loi portant mesures d'urgence pour la protection du pouvoir d'achat, paragr. 6 à 16 et 17 à 26. Le Conseil y prend en compte le septième alinéa du préambule de la Charte de l'environnement pour émettre des réserves d'interprétation : les deux dispositifs législatifs contestés (installation et maintien d'un terminal méthanier flottant, rehaussement du plafond d'émissions de GES des installations de production d'électricité à partir de combustibles fossiles) ne pourront être appliqués que dans le cas d'une menace « grave » sur la sécurité d'approvisionnement en gaz. Il émet également une seconde réserve imposant au Gouvernement, pour le second dispositif, de fixer le niveau et les modalités de l'obligation de compensation afin qu'elle soit « effective [...] » et, en écho aux décisions rendues par le Conseil d'État dans l'affaire dite « Grande-Synthe », qu'elle ne compromette pas le respect des objectifs de réduction prévus par ailleurs par la loi.
(32): Paragr. 11.
(33): Cons. const., déc. n° 2022-991 QPC du 13 mai 2022, Association France nature environnement et autres [Exemption pour certains moulins à eau des obligations visant à assurer la continuité écologique des cours d'eau], paragr. 4 à 6.
(34): Cons. const., déc. n° 2022-843 DC du 12 août 2022, Loi portant mesures d'urgence pour la protection du pouvoir d'achat, paragr. 2 à 3.
Citer cet article
Valérie GOESEL-LE BIHAN. « Conciliation entre principes dans la jurisprudence constitutionnelle relative à la protection de l’environnement », Titre VII [en ligne], n° 13, L'environnement, novembre 2024. URL complète : https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/conciliation-entre-principes-dans-la-jurisprudence-constitutionnelle-relative-a-la-protection-de-l
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