Décision n° 2024-1120 QPC du 24 janvier 2025
Yenad M. [Sanction du non-respect de la procédure d'avis de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique portant sur une mobilité entre secteurs public et privé d'un agent public contractuel]
Non conformité totale - effet différé - réserve transitoire
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 25 octobre 2024 par le Conseil d’État (décision n° 494061 du même jour), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour M. Yenad M. par la SCP Le Guerer, Bouniol-Brochier, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2024-1120 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du 3 ° et du dernier alinéa de l’article L. 124-20 du code général de la fonction publique, dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2021-1574 du 24 novembre 2021 portant partie législative du code général de la fonction publique.
Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code général de la fonction publique ;
- l’ordonnance n° 2021-1574 du 24 novembre 2021 portant partie législative du code général de la fonction publique ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour le requérant par la SCP Le Guerer, Bouniol-Brochier, enregistrées le 13 novembre 2024 ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 14 novembre 2024 ;
- les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Mes Rémi Lorrain, avocat au barreau de Paris, et Raphaële Bouniol-Brochier, avocate au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour le requérant, et M. Benoît Camguilhem, désigné par le Premier ministre, à l’audience publique du 14 janvier 2025 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. Le 3 ° de l’article L. 124-20 du code général de la fonction publique, dans sa rédaction issue de l’ordonnance du 24 novembre 2021 mentionnée ci-dessus, prévoit, en cas de non-respect d’un avis de compatibilité avec réserves ou d’incompatibilité rendu par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique en application des 2 ° ou 3 ° de l’article L. 124-14 du même code : « L’administration ne peut procéder au recrutement de l’agent contractuel intéressé au cours des trois années suivant la date de notification de l’avis rendu par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique ».
2. Le dernier alinéa du même article, dans la même rédaction, prévoit : « Les 1 ° à 4 ° s’appliquent également en l’absence de saisine préalable de l’autorité hiérarchique ».
3. Le requérant reproche à ces dispositions d’interdire le recrutement par l’administration d’un agent contractuel au cours des trois années suivant la date de notification de l’avis de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, non seulement en cas de non-respect de cet avis, mais aussi en cas d’absence de saisine préalable de l’autorité hiérarchique. Or, la Haute Autorité n’ayant pu rendre un avis dans cette dernière hypothèse, ces dispositions seraient équivoques et imprécises. Il en résulterait, selon lui, une méconnaissance du « principe de prévisibilité de la loi répressive » garanti par l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
4. Il reproche également à ces dispositions d’instituer une sanction automatique et disproportionnée en fixant à trois ans la durée de l’interdiction, sans que l’administration puisse prendre en compte les circonstances propres à chaque espèce. Il en résulterait une méconnaissance des principes de nécessité, de proportionnalité et d’individualisation des peines.
5. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur le 3 ° de l’article L. 124-20 du code général de la fonction publique et sur le renvoi opéré à ce 3 ° par le dernier alinéa de ce même article.
- Sur le fond :
6. Selon l’article 8 de la Déclaration de 1789, « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires… ». Les principes énoncés par cet article s’appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition. Le principe d’individualisation des peines implique qu’une sanction administrative ne puisse être appliquée que si l’administration, sous le contrôle du juge, l’a expressément prononcée en tenant compte des circonstances propres à chaque espèce.
7. En application des articles L. 124-10 et L. 124-14 du code général de la fonction publique, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique émet des avis de compatibilité, de compatibilité avec réserves ou d’incompatibilité sur le projet de création ou de reprise d’une entreprise par un agent public, sur le projet d’activité privée lucrative présenté par un agent public qui souhaite cesser temporairement ou définitivement ses fonctions, ainsi qu’en cas de réintégration d’un fonctionnaire ou de recrutement d’un agent contractuel.
8. En cas de non-respect d’un avis de compatibilité avec réserves ou d’incompatibilité, les dispositions contestées de l’article L. 124-20 du même code prévoient que l’administration ne peut procéder au recrutement de l’agent contractuel intéressé pour une durée de trois années. Il en va de même en l’absence de saisine préalable de l’autorité hiérarchique.
9. L’interdiction prévue par ces dispositions en cas de manquement de l’agent, qui s’applique à compter de la date de notification de l’avis en cas de non-respect de celui-ci ou à compter du début de l’activité en cause en cas d’absence de saisine préalable de l’autorité hiérarchique, constitue une sanction ayant le caractère d’une punition.
10. Il résulte des dispositions contestées que cette sanction s’applique automatiquement, sans que l’administration ne la prononce en tenant compte des circonstances propres à chaque espèce.
11. Dès lors, ces dispositions méconnaissent le principe d’individualisation des peines.
12. Par conséquent, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres griefs, elles doivent être déclarées contraires à la Constitution.
- Sur les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité :
13. Selon le deuxième alinéa de l’article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause ». En principe, la déclaration d’inconstitutionnalité doit bénéficier à l’auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l’article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l’abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l’intervention de cette déclaration. Ces mêmes dispositions réservent également au Conseil constitutionnel le pouvoir de s’opposer à l’engagement de la responsabilité de l’État du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d’en déterminer les conditions ou limites particulières.
14. En l’espèce, l’abrogation immédiate des dispositions déclarées inconstitutionnelles aurait pour effet de supprimer toute possibilité de sanctionner les manquements au contrôle de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique par l’interdiction de recrutement de l’agent contractuel intéressé. Elle entraînerait ainsi des conséquences manifestement excessives. Par suite, il y a lieu de reporter au 31 janvier 2026 la date d’abrogation de ces dispositions. En revanche, afin de faire cesser l’inconstitutionnalité constatée à compter de la publication de la présente décision, il y a lieu de juger que, jusqu’à l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi ou jusqu’à la date de l’abrogation des dispositions déclarées inconstitutionnelles, l’administration peut écarter la sanction prévue par ces dispositions ou en moduler la durée pour tenir compte des circonstances propres à chaque espèce.
15. Par ailleurs, la déclaration d’inconstitutionnalité est applicable à toutes les affaires non jugées définitivement à la date de publication de la présente décision.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er. - Le 3 ° de l’article L. 124-20 du code général de la fonction publique et le renvoi à ce 3 ° opéré par le dernier alinéa du même article, dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2021-1574 du 24 novembre 2021 portant partie législative du code général de la fonction publique, sont contraires à la Constitution.
Article 2. - La déclaration d’inconstitutionnalité de l’article 1er prend effet dans les conditions fixées aux paragraphes 14 et 15 de cette décision.
Article 3. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 23 janvier 2025, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Jacqueline GOURAULT, M. Alain JUPPÉ, Mmes Corinne LUQUIENS, Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET, Michel PINAULT et François SÉNERS.
Rendu public le 24 janvier 2025.
JORF n°0021 du 25 janvier 2025, texte n° 40
ECLI : FR : CC : 2025 : 2024.1120.QPC
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