Décision n° 2024-1119/1125 QPC du 24 janvier 2025
Société TTR energy et autres [Déplafonnement des avoirs des contrats de complément de rémunération bénéficiant aux producteurs d’électricité à partir d’énergies renouvelables II]
Non conformité totale - effet différé
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 24 octobre 2024 par le Conseil d’État (décision n° 495164 du 23 octobre 2024), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour la société TTR energy et autres par la SCP Célice, Texidor, Perier, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2024-1119 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article 230 de la loi n° 2023-1322 du 29 décembre 2023 de finances pour 2024.
Il a également été saisi le 6 décembre 2024 par le Conseil d’État (décision n° 497958 du même jour), dans les mêmes conditions, d’une question prioritaire de constitutionnalité posée pour la société Éolienne des tulipes par Me Fabrice Cassin, avocat au barreau de Paris. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2024-1125 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de ces mêmes dispositions.
Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code de l’énergie ;
- la loi n° 2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte ;
- la loi n° 2023-1322 du 29 décembre 2023 de finances pour 2024 ;
- la décision du Conseil constitutionnel n° 2023-1065 QPC du 26 octobre 2023 ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour la société Blueberry SAS et autres, parties à l’instance à l’occasion de laquelle la première question prioritaire de constitutionnalité a été posée, par la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le 13 novembre 2024 ;
- les observations présentées pour la société TTR energy et autres, ainsi que pour certaines parties à l’instance à l’occasion de laquelle la première question prioritaire de constitutionnalité a été posée, par Me Romaric Lazerges, avocat au barreau de Paris, et Me Olivier Texidor, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le 14 novembre 2024 ;
- les observations présentées pour la société Électricité de France, partie au litige à l’occasion duquel la première question prioritaire de constitutionnalité a été posée, par Me Arnaud Cabanes, avocat au barreau de Paris, enregistrées le même jour ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
- les observations en intervention présentées pour la société Éolienne des tulipes par la SCP Foussard-Froger, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le même jour ;
- les secondes observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 29 novembre 2024 ;
- les secondes observations présentées pour la société TTR energy et autres par Mes Lazerges et Texidor, enregistrées le 2 décembre 2024 ;
- les secondes observations en intervention présentées pour la société Éolienne des tulipes par la SCP Foussard-Froger, enregistrées le même jour ;
- les observations en intervention présentées au titre de la seconde question prioritaire de constitutionnalité pour la société TTR energy et autres par Mes Lazerges et Texidor, enregistrées le 17 décembre 2024 ;
- les observations présentées pour la société Éolienne des tulipes par la SCP Foussard-Froger, enregistrées le 20 décembre 2024 ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
- les secondes observations présentées pour la société Éolienne des tulipes par la SCP Foussard-Froger, enregistrées le 3 janvier 2025 ;
- les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Lazerges, pour la société TTR energy et autres, Me Régis Froger, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour la société Éolienne des tulipes, Me Cédric Uzan-Sarano, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour la société Blueberry SAS et autres, et M. Benoît Camguilhem, désigné par le Premier ministre, à l’audience publique du 14 janvier 2025 ;
Au vu des pièces suivantes :
- la note en délibéré présentée par le Premier ministre, enregistrée le 17 janvier 2025 ;
- la note en délibéré présentée pour la société TTR energy et autres par Mes Lazerges et Texidor, enregistrée le 20 janvier 2025 ;
- la note en délibéré présentée pour la société Blueberry SAS et autres par la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, enregistrée le même jour ;
- la note en délibéré présentée pour la société Éolienne des tulipes par la SCP Foussard-Froger, enregistrée le même jour ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. Il y a lieu de joindre les deux questions prioritaires de constitutionnalité pour y statuer par une seule décision.
2. L’article 230 de la loi du 29 décembre 2023 mentionnée ci-dessus prévoit : « Le présent article s’applique à tous les contrats offrant un complément de rémunération conclus en application des articles L. 311-12 et L. 314-18 du code de l’énergie qui prévoient une limite supérieure aux sommes dont le producteur est redevable lorsque la prime à l’énergie mensuelle est négative.
« À compter du 1er janvier 2022, les contrats mentionnés au premier alinéa du présent article sont ainsi modifiés : lorsque, pour un mois donné, la prime à l’énergie mensuelle est négative, le producteur est redevable de l’intégralité de la somme correspondante pour l’énergie produite ».
3. Les sociétés requérantes et intervenantes, rejointes par les parties à l’instance à l’occasion de laquelle la première question prioritaire de constitutionnalité a été posée, reprochent à ces dispositions de supprimer, de manière rétroactive, le plafonnement des reversements dus par les producteurs d’électricité à partir d’énergie renouvelable ayant conclu avec Électricité de France certains contrats offrant un complément de rémunération.
4. Elles soutiennent d’abord que ces dispositions porteraient aux contrats en cours d’exécution une atteinte injustifiée et disproportionnée, compte tenu du caractère intégral, inconditionnel et pérenne de ce déplafonnement. Il en résulterait une méconnaissance de la liberté contractuelle et du droit au maintien des conventions légalement conclues.
5. Pour les mêmes motifs, elles estiment que ces dispositions porteraient atteinte à des situations légalement acquises et, selon l’une d’entre elles, remettraient en cause les effets pouvant être légitimement attendus de contrats légalement conclus. Elles font également valoir que, d’une part, ces dispositions procèderaient à la validation des documents comptables pris en application d’un acte réglementaire annulé par le juge administratif et, d’autre part, elles priveraient certains producteurs d’électricité du bénéfice des effets de la décision du Conseil constitutionnel du 26 octobre 2023 mentionnée ci-dessus. Il en résulterait une méconnaissance des exigences découlant de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
6. L’une des sociétés requérantes soutient par ailleurs que, en privant certains producteurs d’une partie de la rémunération qu’ils tirent de l’électricité vendue sur le marché, ces dispositions porteraient une atteinte disproportionnée au droit de propriété.
7. Enfin, elle reproche à ces dispositions d’instituer une différence de traitement injustifiée entre les producteurs d’électricité à partir d’énergie renouvelable bénéficiant d’un complément de rémunération et les autres producteurs d’électricité. Il en résulterait une méconnaissance du principe d’égalité devant la loi.
- Sur le fond :
8. Le législateur ne saurait porter aux contrats légalement conclus une atteinte qui ne soit justifiée par un motif d’intérêt général suffisant sans méconnaître les exigences résultant des articles 4 et 16 de la Déclaration de 1789.
9. En application des articles L. 311-12 et L. 314-18 du code de l’énergie, les exploitants de certaines installations de production d’électricité à partir d’énergie renouvelable peuvent bénéficier d’un contrat offrant un complément de rémunération conclu avec Électricité de France.
10. Les dispositions réglementaires prises pour l’application de ces dispositions prévoient le versement par Électricité de France d’une prime aux producteurs lorsque le prix du marché auquel ils vendent leur production est inférieur au tarif de référence fixé par le contrat ou par arrêté. Elles prévoient, à l’inverse, lorsque le tarif de référence est inférieur au prix du marché, le reversement à Électricité de France par les producteurs du montant correspondant à la différence entre ces deux prix, sous la forme d’une prime négative. Dans ce cas, l’article R. 314-49 du code de l’énergie, dans sa rédaction initiale, prévoyait un plafonnement du reversement de la prime négative à hauteur du montant total des aides perçues depuis le début du contrat au titre du complément de rémunération.
11. Les dispositions contestées prévoient que, à compter du 1er janvier 2022, les producteurs d’électricité dont les contrats en cours intégraient un tel plafonnement sont tenus de reverser à Électricité de France l’intégralité des sommes correspondant aux primes négatives.
12. En modifiant en cours d’exécution les modalités contractuelles déterminant le montant des reversements dus par les producteurs lorsque la prime à l’énergie mensuelle est négative, les dispositions contestées, qui affectent un élément essentiel de ces contrats, portent atteinte au droit au maintien des conventions légalement conclues.
13. Il résulte des travaux préparatoires de la loi du 17 août 2015 mentionnée ci-dessus que le législateur, en instituant un dispositif de complément de rémunération, a entendu soutenir la production d’électricité à partir d’énergie renouvelable en assurant aux producteurs une rémunération raisonnable des capitaux investis. Or la très forte augmentation des prix de l’électricité sur le marché à partir de septembre 2021, qui était imprévisible lors de la conclusion de ces contrats, a eu pour conséquence une augmentation considérable du profit généré par les installations de production d’électricité. Il ressort des travaux préparatoires de la loi du 29 décembre 2023 que, en adoptant les dispositions contestées, le législateur a entendu corriger les effets d’aubaine dont ont bénéficié, dans un contexte de forte hausse des prix de l’électricité, les producteurs qui ont reçu un soutien public, afin d’atténuer l’effet préjudiciable de cette hausse pour le consommateur final. Ce faisant, il a poursuivi un objectif d’intérêt général.
14. Au regard de cet objectif, le législateur était fondé à supprimer, de façon rétroactive, le plafonnement des primes négatives reversées par les producteurs au cours d’une telle période de forte hausse des prix de l’électricité, dès lors que leur était garantie, en application de l’article L. 314-20 du code de l’énergie, une rémunération raisonnable des capitaux immobilisés tenant compte des risques inhérents à leur exploitation jusqu’à l’échéance de leur contrat.
15. Toutefois, en dépit de cette garantie, les dispositions contestées ont pour effet de priver, jusqu’au terme de l’exécution de leur contrat, les producteurs d’électricité de la totalité des gains de marché dont ils auraient dû bénéficier, une fois reversées les aides perçues au titre du complément de rémunération, dans tous les cas où le prix de marché est supérieur au tarif de référence, que ces gains découlent d’une hausse tendancielle des prix de l’électricité ou d’une hausse imprévisible liée à une crise énergétique.
16. Dès lors, les dispositions contestées portent, au regard de l’objectif poursuivi, une atteinte disproportionnée au droit au maintien des conventions légalement conclues.
17. Par conséquent, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres griefs, ces dispositions doivent être déclarées contraires à la Constitution.
- Sur les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité :
18. Selon le deuxième alinéa de l’article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause ». En principe, la déclaration d’inconstitutionnalité doit bénéficier à l’auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l’article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l’abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l’intervention de cette déclaration. Ces mêmes dispositions réservent également au Conseil constitutionnel le pouvoir de s’opposer à l’engagement de la responsabilité de l’État du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d’en déterminer les conditions ou limites particulières.
19. En l’espèce, d’une part, l’abrogation immédiate des dispositions déclarées inconstitutionnelles aurait pour effet de permettre à de nombreux titulaires de contrats de complément de rémunération de contester le montant des reversements effectués à Électricité de France. Elle entraînerait ainsi des conséquences manifestement excessives. Par suite, afin de permettre au législateur de tirer les conséquences de la déclaration d’inconstitutionnalité des dispositions contestées, il y a lieu de reporter au 31 décembre 2025 la date de l’abrogation des dispositions contestées.
20. D’autre part, afin de préserver l’effet utile de la présente décision à la solution des instances en cours ou à venir, il appartient aux juridictions saisies de surseoir à statuer jusqu’à l’entrée en vigueur de la nouvelle loi ou, au plus tard, jusqu’au 31 décembre 2025 dans les procédures dont l’issue dépend de l’application des dispositions déclarées inconstitutionnelles.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er. - L’article 230 de la loi n° 2023-1322 du 29 décembre 2023 de finances pour 2024 est contraire à la Constitution.
Article 2. - La déclaration d’inconstitutionnalité de l’article 1er prend effet dans les conditions fixées aux paragraphes 19 et 20 de cette décision.
Article 3. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 23 janvier 2025, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Jacqueline GOURAULT, M. Alain JUPPÉ, Mmes Corinne LUQUIENS, Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET, Michel PINAULT et François SÉNERS.
Rendu public le 24 janvier 2025.
JORF n°0021 du 25 janvier 2025, texte n° 39
ECLI : FR : CC : 2025 : 2024.1119.QPC
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