Décision

Décision n° 2024-1112 QPC du 22 novembre 2024

Consorts F. [Délai de déchéance du droit de rétrocession en cas d’expropriation pour cause d’utilité publique]
Conformité - réserve

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 10 septembre 2024 par la Cour de cassation (troisième chambre civile, arrêt n° 518 du 5 septembre 2024), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour Mme Marie-Thérèse F., Mme Mireille F. et M. René F. par Me Thomas Tribot, avocat au barreau de Marseille. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2024-1112 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article L. 421-3 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique, dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2014-1345 du 6 novembre 2014 relative à la partie législative du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique.

Au vu des textes suivants :

  • la Constitution ;
  • l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
  • le code de l’expropriation pour cause d’utilité publique ;
  • l’ordonnance n° 2014-1345 du 6 novembre 2014 relative à la partie législative du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique ;
  • le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;

Au vu des pièces suivantes :

  • les observations présentées pour les requérants par Me Tribot, enregistrées le 1er octobre 2024 ;
  • les observations présentées pour l’établissement public foncier de Grand Est, partie au litige à l’occasion duquel la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, par Me Véronique Lang, avocate au barreau de Strasbourg, enregistrées le même jour ;
  • les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
  • les autres pièces produites et jointes au dossier ;

Après avoir entendu Me Sarah Terfi, avocate au barreau de Marseille, pour les requérants, Me Lang, pour la partie au litige à l’occasion duquel la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, et M. Benoît Camguilhem, désigné par le Premier ministre, à l’audience publique du 13 novembre 2024 ;

Au vu de la note en délibéré présentée par le Premier ministre, enregistrée le 15 novembre 2024 ;

Et après avoir entendu le rapporteur ;

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :

1. L’article L. 421-3 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique, dans sa rédaction issue de l’ordonnance du 6 novembre 2014 mentionnée ci-dessus, prévoit : « À peine de déchéance, le contrat de rachat est signé et le prix payé dans le mois de sa fixation, soit à l’amiable, soit par décision de justice ». 

2. Les requérants reprochent à ces dispositions d’imposer, à peine de déchéance, à l’ancien propriétaire d’un bien exproprié qui souhaite en obtenir la rétrocession un délai d’une durée insuffisante pour signer le contrat de rachat et payer le prix de la rétrocession, alors même que la méconnaissance de ce délai pourrait résulter du comportement de l’expropriant. Elles porteraient ainsi atteinte au droit de propriété en méconnaissance des articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

3. Aux termes de l’article 17 de la Déclaration de 1789 : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ». Afin de se conformer à ces exigences constitutionnelles, la loi ne peut autoriser l’expropriation d’immeubles ou de droits réels immobiliers que pour la réalisation d’une opération dont l’utilité publique est légalement constatée.

4. L’article L. 421-1 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique permet à l’ancien propriétaire ou à ses ayants droit de demander la rétrocession de leur immeuble exproprié si celui-ci n’a pas reçu, dans les cinq ans à compter de la date de l’ordonnance d’expropriation, une destination conforme à celle prévue dans la déclaration d’utilité publique ou a cessé de la recevoir.

5. En application des dispositions contestées, à peine de déchéance, le contrat de rachat doit être signé et le prix payé dans le mois suivant sa fixation.

6. En instaurant le droit de rétrocession, le législateur a entendu renforcer les garanties légales assurant le respect de l’exigence constitutionnelle de l’article 17 de la Déclaration de 1789 selon laquelle l’expropriation d’immeubles ou de droits réels immobiliers ne peut être ordonnée que pour la réalisation d’une opération dont l’utilité publique a été légalement constatée.

7. D’une part, en imposant un délai d’un mois, à peine de déchéance, pour la signature du contrat de rachat ainsi que pour le paiement du prix, le législateur a entendu encadrer l’exercice du droit de rétrocession afin de prévenir l’inaction de son titulaire.

8. D’autre part, ce délai court, une fois que l’intéressé a fait valoir son droit de rétrocession, à compter de la fixation du prix. Or, cette dernière n’intervient qu’après que les parties se sont accordées à l’amiable sur ce prix ou, à défaut d’accord, qu’à la suite d’une décision de justice. Les dispositions contestées ne font ainsi pas obstacle, par elles-mêmes, à l’exercice du droit de rétrocession par l’ancien propriétaire ou ses ayants droit.

9. Toutefois, ces dispositions ne sauraient, sans méconnaître les exigences constitutionnelles précitées, être interprétées comme permettant que la déchéance du droit de rétrocession soit opposée à l’ancien propriétaire ou à ses ayants droit lorsque le non-respect du délai qu’elles prévoient ne leur est pas imputable.

10. Il résulte de ce qui précède que, sous cette réserve, les dispositions contestées ne privent pas de garanties légales les exigences constitutionnelles résultant de l’article 17 de la Déclaration de 1789. Le grief tiré de la méconnaissance de ces exigences doit donc être écarté.

11. Par conséquent, ces dispositions, qui ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent, sous la réserve énoncée au paragraphe 9, être déclarées conformes à la Constitution.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
 
Article 1er. - Sous la réserve énoncée au paragraphe 9, l’article L. 421-3 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique, dans sa rédaction résultant de l’ordonnance n° 2014-1345 du 6 novembre 2014 relative à la partie législative du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique, est conforme à la Constitution.
 
Article 2. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
 

Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 21 novembre 2024, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Jacqueline GOURAULT, M. Alain JUPPÉ, Mmes Corinne LUQUIENS, Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET, Michel PINAULT et François SÉNERS.
 
Rendu public le 22 novembre 2024.
 

JORF n°0277 du 23 novembre 2024, texte n° 59
ECLI : FR : CC : 2024 : 2024.1112.QPC

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