Retrouvez l'entretien du Président du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius, à l'hebdomadaire Paris Match
Dans un entretien accordé à l'hebdomadaire Paris Match, le Président du Conseil constitutionnel fait le bilan de son mandat.
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Paris Match : Quel bilan faites-vous de votre mandat au sein de cette institution ?
Laurent Fabius : Je m’étais fixé trois objectifs pour ma présidence : consolider le droit, moderniser le fonctionnement du Conseil et l’ouvrir au plan national et international. Consolider le droit, avec le Collège qui m’entoure nous l’avons fait à travers plus de 700 décisions prises en 9 ans. Par comparaison, lors du premier mandat du Conseil constitutionnel dans les années 60, ce sont 30 décisions seulement qui avaient été prises. Nous sommes désormais de plus en plus saisis, soit pour des lois qui viennent d’être votées et pas encore promulguées, soit - c’est 80 % de notre activité – pour ce qu’on appelle des questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) qui peuvent porter sur l’ensemble des lois existantes. Nous avons adapté au langage moderne nos décisions qui pouvaient autrefois être jargonneuses et rénové nos méthodes de travail, en intensifiant le débat contradictoire. Nous avons ouvert le Conseil en tenant régulièrement des audiences en région et en multipliant les échanges avec les élèves et les étudiants. Nous avons créé La Nuit du Droit : c’est un succès. Tout ceci, y compris un rayonnement international accru, contribue à ce que le Conseil soit perçu, en dépit de certaines critiques, comme une institution majeure de la République.
Passer de 30 décisions à 700 est-ce une bonne chose ? Comment expliquer cette inflation ?
C’est l’effet d’une transformation du Conseil, né en 1958, en une véritable Cour constitutionnelle comme il en existe dans les autres démocraties avancées. Cela s’est réalisé en 3 étapes. Lorsque la Constitution a été adoptée, le Conseil était, selon une expression de l’époque, « le chien de garde de l’exécutif ». Ses fonctions étaient restreintes, ce n’était pas une juridiction. En 1971, le Conseil décide que, dans ses jugements, il doit veiller au respect non seulement des articles de la Constitution, mais également, puisque celle-ci s’y réfère, à la Déclaration des droits de l’homme de 1789, au préambule de la Constitution de 1946, et aujourd’hui à la Charte de l’environnement de 2004 : les capacités de contrôle du Conseil s’en sont trouvées étendues. En 1974, deuxième étape, Valéry Giscard d’Estaing fait adopter une réforme importante. Auparavant, seules 4 personnalités pouvaient saisir le Conseil : le Président de la République, le Premier ministre et les Présidents des deux assemblées. À partir de 1974, ce sont aussi 60 députés ou 60 sénateurs qui le peuvent, donc l’opposition. Enfin, en 2008, est introduite la fameuse QPC, que j’aime appeler la « question citoyenne ». Elle permet à tout justiciable de plaider devant n’importe quel tribunal : « Madame la Présidente, Monsieur le Président, on veut m’appliquer la loi X de telle année, mais je pense qu’elle est contraire à la Constitution ». Si la question soulevée est estimée sérieuse, elle est soumise au Conseil d’État ou à la Cour de cassation, qui, si la question est effectivement sérieuse, nous la transmettent. Le nombre des saisines en a été accru. C’est un progrès important pour la démocratie, le droit et les libertés. Désormais, même si nous nous appelons toujours « Conseil constitutionnel », en réalité nous sommes devenus une Cour constitutionnelle avec une particularité, les délais brefs dans lesquels nous statuons : 3 mois, 1 mois, 8 jours.
Quand vous parliez de modernisation du Conseil constitutionnel, est-ce que vous êtes allé au bout de ce que vous vouliez faire ?
Les avancées ont été importantes, mais on peut bien sûr toujours progresser. Exemple d’amélioration possible pour le futur : cela n’a plus de sens que les anciens Présidents de la République soient membres de droit. À l’origine, cela tenait au fait qu’ils ne bénéficiaient pas d’une pension de retraite. Désormais ils en ont une. Il faudrait réviser la Constitution pour formaliser cela, mais, en pratique, les anciens Présidents en vie n’exercent déjà plus ce droit. Autre exemple : il est important que les membres du Conseil possèdent une excellente compétence juridique : ce n’est pas explicitement exigé en France, contrairement à d’autres pays. On pourrait aussi prévoir un délai entre l’exercice d’une fonction politique (ministre, parlementaire) et une nomination au Conseil, afin de marquer davantage la séparation entre droit et politique. Dernière piste : davantage de femmes membres du Conseil ! Depuis sa création, seulement 12 femmes ont siégé au Conseil sur 88 membres. Il est grand temps de renforcer leur présence.
Quand vous faites vos déplacements en province et que vous allez dans les lycées, quelles images les Français ont-ils du Conseil constitutionnel ?
Cela peut varier selon les périodes. En période ordinaire, le Conseil est une des institutions les plus respectées. En période sensible, lorsque nous sommes saisis de dossiers délicats (par exemple la réforme des retraites ou la loi immigration), des critiques se font jour, souvent sur des bases plutôt politiques que juridiques. Après notre validation partielle de la réforme des retraites, certains nous ont accusés d’être “de droite”. Mais quelques mois plus tard, après notre censure de dispositions sur l’immigration, on nous a accusés cette fois-ci d’être « de gauche ». Or il s’agissait du même Conseil constitutionnel ! Cela illustre la confusion fréquente dans l’opinion entre droit et politique.
Les critiques les plus fortes viennent des politiques, qui vous accusent de faire de la politique et pas du droit…
C’est une critique récurrente. Je relève toutefois qu’elles n’empêchent pas heureusement les mêmes de nous saisir et de se féliciter lorsque nous leur donnons raison. Cette phrase de mon ami et prédécesseur Robert Badinter définit bien notre rôle : “Toute loi inconstitutionnelle est nécessairement mauvaise, mais toute loi mauvaise n’est pas nécessairement inconstitutionnelle.” Ce n’est pas à nous de juger si une loi est bonne ou mauvaise d’un point de vue politique, notre rôle est de vérifier juridiquement si elle respecte ou non la Constitution, qui est « la loi des lois ».
Estimez-vous que les nominations finalement très politiques au Conseil constitutionnel fragilisent le crédit de l’institution ?
Des améliorations sont possibles, j’ai cité par exemple l’instauration d’un délai de viduité ainsi qu’une exigence explicite de compétence juridique. J’observe que dans d’autres démocraties – par exemple l’Allemagne -, les membres des Cours constitutionnelles sont également nommés par des organes politiques. Ce qui compte fondamentalement, c’est que ces autorités veillent à nommer des personnes qui possèdent 3 qualités essentielles : la compétence, l’expérience et l’indépendance.
Avez-vous eu plus de pouvoir au Conseil qu’à Matignon ?
Ce n’est pas le même rôle. Le Premier ministre dirige l’action du gouvernement, qui détermine et conduit la politique de la nation, assure l’exécution des lois et est responsable devant le Parlement. Le rôle du Conseil constitutionnel et de son président est très différent : pour l’essentiel, vérifier si les lois votées par le Parlement sont conformes ou non à la Constitution. Nous n’avons pas de pouvoir exécutif. Nous ne fabriquons pas la loi, nous sommes une juridiction constitutionnelle.
Pensez-vous que la Constitution est en danger ?
Au contraire, elle nous protège de plusieurs dangers. Un certain nombre de forces peuvent souhaiter prendre des distances à l’égard de la Constitution, par exemple en proposant de la modifier directement par référendum. Or, si on veut réviser la Constitution, il faut respecter la procédure prévue par celle-ci, à savoir son article 89 qui dispose qu’il faut d’abord que l’Assemblée nationale et le Sénat s’accordent sur un projet de modification, avant d’aller plus loin, éventuellement vers un referendum. En tant que gardiens de la Constitution, notre rôle est de veiller à ce que soient respectées les procédures prévues par la Constitution. C'est un premier aspect. Puisque j’évoquais le referendum, une autre question porte, par exemple, sur le champ du référendum par lequel les lois, et non la Constitution, peuvent être modifiées. Ce champ est défini précisément par l’article 11. Si l’on souhaitait recourir à des référendums législatifs hors de ce champ, il faudrait d’abord réviser la Constitution selon la procédure de l’article 89.
Les référendums pourraient recréer du lien avec les Français qui se détournent de la vie politique ?
Oui, ils pourraient y contribuer. Que constatons-nous aujourd’hui ? Il existe un malaise démocratique évident. Les causes sont multiples, notamment un sentiment de distance entre d’un côté la population et de l’autre les principaux décideurs politiques ainsi que les choix qu’ils font. Une réforme a été entreprise en 2008 avec la création du référendum d’initiative partagée, le RIP, mais les conditions fixées, notamment l’exigence d’un soutien de cinq millions d’électeurs, sont restrictives. Et même si cette condition est remplie, un simple examen parlementaire peut suffire à bloquer l’initiative. Clarifier ce mécanisme et le rendre plus accessible contribuerait sans doute à renforcer la démocratie, en articulant mieux sa forme participative et sa forme représentative. Pour autant, il faut garder à l’esprit qu’un référendum ce n’est pas : « êtes-vous pour ou contre la justice ? », il se fait sur la base d’une réponse par oui par non à un projet de loi précis.
Comment se porte la Ve République ?
Je souligne souvent les mérites de la Constitution de la Vème République, ce que j’appelle sa « stabilité adaptative ». Elle est en effet la plus durable de toute notre histoire, ce qui constitue une qualité en soi, car notre loi fondamentale a su résister à des situations critiques : la guerre d'Algérie, mai 1968, les grandes crises, la cohabitation, etc. C'est un vrai mérite. Pour autant, le texte a été révisé à 25 reprises, ce qui témoigne de sa capacité à évoluer. En réalité, les questions difficiles qui se posent aujourd'hui à notre pays ne sont pas essentiellement liées à la Constitution, mais plutôt à la situation politique, économique, sociale. Étymologiquement, une Constitution c’est ce qui nous « tient ensemble ». Dans une période où les forces de dispersion et de division sont considérables tant au niveau national qu'international, où la France va connaître 4 Premiers ministres en une seule année, bénéficier de cette base solide est extrêmement utile.
On voit que le pays est bloqué…
Nous avions jusqu’ici connu deux types de situations dans l’Histoire de la Vème République : soit une majorité parlementaire classique, soit la cohabitation. Aujourd’hui, fait nouveau, l’Assemblée Nationale est coupée en trois morceaux, dont aucun n’a seul la majorité et n’accepte vraiment jusqu’ici de travailler avec l’autre. Ce qui rend l’exercice très compliqué. Compte tenu de cette situation sans précédent, il est particulièrement utile que la Constitution fixe le cadre commun et qu’il y ait des « Sages » dans la République.
Si une présidentielle était anticipée avant juin, le nouveau président pourrait-il dissoudre sans attendre la fin de un an de réserve ?
Le cas n’a jamais encore été soumis au Conseil constitutionnel, mais le texte de l’article 12 de la Constitution concernant la dissolution et les élections générales qui la suivent est sans ambigüité : « il ne peut être procédé à une nouvelle dissolution dans l’année qui suit ces élections ». En clair, pas de dissolution possible avant juillet 2025.
Doit-on instaurer une règle d’or budgétaire pour ne plus aggraver le déficit ?
C'est une question compliquée (sourire). La Constitution, ce sont les grands principes du droit. La politique économique, c'est autre chose. Si on introduit dans la Constitution des règles strictes de politique économique, on risque, dans des conjonctures particulières, de ne pas pouvoir respecter intégralement ces règles. C'est d'ailleurs ce qu’on a pu constater dans la dernière période, par exemple en Allemagne. Lorsqu'une circonstance exceptionnelle comme la Covid se présente, il faut pouvoir, pour le bien du pays, s'abstraire de ces règles strictes pendant une période. Ne confondons donc pas les grands principes du droit et la politique économique, qui peut et qui parfois doit varier. Certains pensent à une autre piste, car un déficit massif, un endettement durable et massif posent un vrai problème. Comme d'autres grandes Cours constitutionnelles, le Conseil a pris des décisions, en matière d'environnement, qui tiennent compte de l'intérêt des générations futures. Nous jugeons en substance que, lorsqu’il intervient en matière d'environnement, le législateur doit tenir compte des intérêts présents, mais aussi des intérêts des générations futures. Ne pourrait-on envisager un raisonnement du même ordre en matière financière afin de maîtriser ce grave problème de la dette et s’assurer que la sincérité du débat budgétaire est parfaitement respectée ?
Avez-vous été heureux au Conseil constitutionnel ?
Oui, c’est un honneur de le présider avec le Collège qui m’entoure. Je suis juriste de formation. Ce qu’on ne mesure pas toujours de l’extérieur, c’est que le Conseil ne se préoccupe pas seulement de droit constitutionnel, mais de quasiment toutes les branches du droit : droit pénal, civil, fiscal, environnemental, commercial, etc... C’est pour un juriste une tâche à la fois intellectuellement passionnante et qui requiert, je l’ai dit, compétence, expérience et indépendance. En outre, la dimension collégiale est importante et c’est aussi un aspect que j’apprécie. Donc oui, pendant 9 années, une responsabilité forte, un honneur et un bonheur.
Qu’allez-vous faire après ?
Je me consacrerai probablement à mes proches, à la peinture et aux divers enseignements utiles à tirer de ma longue expérience nationale et internationale.